1336 (Parole de Fralibs) de et par Philippe Durand

1336 (Parole de Fralibs) de et par Philippe Durand

1336 (Parole de Fralibs) de et par Philippe Durand

Les GPS, c’est de la merde. Surtout quand on n’a pas de carte, qu’il fait nuit et qu’on est gourde. Parce que pour aller à Saurier, il faut bien que quelque chose nous dise comment faire, et faut pas compter sur ces écrans tactiles qui te font aller au lac d’Aydat quand tu veux aller à Saurier.

J’ai bien fait de ne pas abandonner.

J’ai bien fait parce que, déjà, à Saurier, il y a l’hôtel-restaurant Magne tenu par Emmanuel. Emmanuel a le charme aventurier du type qui tient à son boulot et à sa liberté en même temps, il n’a pas mangé de la journée Emmanuel et il est vingt heures, du coup dans une demi-heure à la fermeture, il se fera cuire une aile de raie, il aime bien le poisson, depuis peu ; les légumes ? Non, il n’en prendra pas. Ça lui va comme ça à Emmanuel qui me sert une bière de son sourire doux : l’homme pétille d’un bonheur tranquille et précautionneux et, c’est con, mais on le voit dans ses yeux bleus.

Ensuite, salle fonctionnelle, Saurier, à quelques pas.

Le décor, salle fonctionnelle, donc  : une salle avec carrelage, fenêtres, chaises d’écolier, portes orange ; un type distribue des notice, c’est le comédien : Philippe Durand. (La Comédie de Saint-Etienne – Centre Dramatique National)

Pas de scène. Un projecteur posé sur pied, deux tables en bois massif, sur l’une d’elle des boites de thé empilées prêtes pour un chamboule-tout.

Olivia qui a programmé le spectacle prend brièvement la parole, on est perdu quelque part et faut bien le dire, personne n’est personne, et après tout, c’est ça qui est bon. On remercie la saison culturelle d’Issoire.

Et là, d’un coup, le type – Philippe Durand – le type qui est assis derrière la table, il ouvre un document et on y est ; il a l’accent marseillais et ce n’est pas un sketch, il est marseillais et ouvrier dans une entreprise où on fabrique du thé. Ce passage du réel au réel se fait dans un immédiat qui est formidable, formidable parce qu’on ne quitte plus ce sentiment d’être vraiment là et d’être dans cette histoire incroyable d’ouvriers qui ont mené un combat pendant plusieurs années contre une multinationale pour préserver leur « futur ».

Philippe Durand a recueilli la parole de ces Fralibs en mai 2015, il a enregistré des interviews et nous donne à entendre leur parole « brute ». On ne peut cependant nier un travail de composition qui s’apparente à un artisanat littéraire très réussi. Pendant une heure trente, on écume la chronologie de ces David qu’avaient même pas de lance-pierre face à des Goliath qu’étaient méchamment armés.

Les voix de Marseille, du Havre, d’hommes, de femmes passent par la bouche de Philippe Durand sans être incarnées, ce qui revient à dire que le théâtre est le sujet sans l’être. C’est plus une intrusion dans un espace concret et dans un texte qui n’en est pas un, tout en étant une création. Là-dessus, la performance a l’humilité qu’on refuse souvent aux comédiens imbus de leur corps polymorphe.

Cette humilité éclabousse ce « spectacle » : à Saurier, dans la salle fonctionnelle où une vingtaine de personnes est réunie, on est un peu entre humains et on n’est pas grand-chose mais quand même, c’est pas rien d’être là.

D’abord, on comprend que le travail de ces ouvriers est un travail rare : celui qui est aromatiseur est fier, il fait partie des seize personnes au monde qui sont capables de sentir le thé et d’en rendre une puissance réelle. Et son expertise devient une parole oraculaire : lorsque la main multinationale s’empare du talent, elle en fait de la « merde ».

« Ouvre les yeux, connard », il  gueule.

Et on aimerait effectivement. Parce que cette histoire est une métonymie de la violence entrepreneuriale qui a la tendresse de ces pitbulls qu’ont toujours faim parce qu’on les affame pour les rendre rageux. Il n’y aura pas moins de quatre procédures, des actions illégales prises par Unilever  (Goliath), une intervention de l’état, des boycotts, une médiatisation folle…

« Ils te tirent une balle dans le pied et ils te demandent de courir et toi, tu as envie de courir »  

Dans son texte, Philippe Durand met aussi en scène cette ambivalence qui me blesse et qui m’émeut tellement ; je repense à mon père que j’avais surpris une fois fier à plus de cinquante ans de porter un sac de ciment sur un chantier non loin de la place de Jaude. Il est resté manœuvre toute sa vie : il ne savait rien faire. Je le revois ployer sous ce sac et me souriant, l’imbécile soumis. Je l’ai détesté, et cette image de fierté ployée est bien celle que l’on ressent face à ces ouvriers qui se battent pour ce qui les aliènent. Je ne me remets pas de ça, la beauté tragique de ces gens qui aiment ce qui les amenuise et les grandit aussi.

« Il fallait se battre »

Le texte évoque aussi la lutte, la lutte syndicale qui tient souvent de la kermesse consensuelle régulière comme l’automne qu’oublie jamais de revenir après l’été. L’ouvrier veut pas de ça, voilà ce qu’il demande : « On défile avec des visages graves, avec des battes de base-ball ». La lutte doit être un combat, un vrai, une guerre véritable parce que la violence est systémique, pensée comme un moyen de fermer l’usine, la gueule des ouvriers et de faire passer de paisibles smicards en dangereux émeutiers.

Donc, ils se battent : refusent prime, n’ont pas de salaire, dépriment, divorcent, se disputent avec la famille. Mais peuvent « toujours se regarder en face ».

La fierté est là. Se regarder en face. D’autres abdiquent et ils ne se reparleront plus : ils n’ont pas les mêmes miroirs. Les 90 000 euros, on les prend ou on ne les prend pas. Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre.

 « Ils sont là ces enculés »

Les paroles de Fralibs ménagent aussi des moments de drôleries qui te saccadent le corps comme cette nuit où trois d’entre eux se retrouvent face à cent cinquante ombres menaçantes. C’est du Corneille jouissif :« C’est aujourd’hui qu’on meurt. » Les ombres se révéleront amicales, et l’instant de danger écarté, on éclate de rire. Pour entendre qu’effectivement, il n’est pas « normal quand t’es ouvrier » de penser que tu vas mourir à six heures du matin. Mais ils sont là : « le caillou dans la chaussure », la mouche du coche, ils sont là « les enculés. »

« Quand t’es très très riche, tu peux aller à l’usure du pauvre. »

L’annulation des licenciements ne signe pas la fin des combats, mais le sursaut d’une machine à procédures qui s’ébranle de nouveau. « Pot de thé contre pot de fer » dit le film de Claude Hirsh. L’aromatiseur nous dit bien « ce sont des cadres, ils font pas caca le matin ». Pourtant, la victoire est belle, elle fait pleurer le syndicaliste qui « ne voit plus la route » et ne peut pas conduire. Pourtant, comme toutes les victoires minuscules, elle est provisoire : la scop est créé, la ligne markéting aussi et cela ne fait que commencer. Ils créent leur marque : 1336. 1336 jours de lutte.

Ils étaient 182, ils sont aujourd’hui 48.

Toujours sous les mauvais coups de Goliath qu’encaisse pas d’avoir perdu ses sachets de thé éléphant. Sous la pression de la distribution, des coûts : on ne tue pas le capitalisme. Tout le rend plus fort.

« Le danger d’une scop, c’est nous. »

La scop, c’est pas le paradis, c’est pas un nouvel Eden. Les individus sont dans le collectif ce que sont les individus dans le monde. Sans combat, les miroirs ne sont plus les mêmes et les petits intérêts ne font pas forcément le destin collectif. On vote à la majorité, mais la majorité démocratique n’est pas toujours démocratique, c’est le paradoxe.

Quand Philippe Durand termine sur la fable du chien et du loup, le premier bien nourri mais en laisse, le second affamé mais libre, je me dis que cette fin-là est peut-être la seule note injuste du spectacle.

Ce que je crois, c’est qu’il ne peut y avoir de morale, nos laisses sont souvent invisibles, la faim du loup est sa chaîne : mourir de faim n’est pas une liberté.

dalie Farah