La démocratie contre les forces du réel, 1er novembre algérien et 5 décembre clermontois

La démocratie contre les forces du réel, 1er novembre algérien et 5 décembre clermontois

La démocratie contre les forces du réel, 1er novembre algérien et 5 décembre clermontois

La démocratie contre les forces du réel

Cette année au programme des classes préparatoires scientifiques on s’interroge sur la démocratie, on s’interroge avec trois œuvres qui orientent la réponse : Tocqueville, le libéral se méfie de l’égalité, cause pour lui du dévoiement démocratique vers une forme de despotisme ; Aristophane est septique envers une démocratie qui donne parole aux gens mal-nés et manipulateurs et moqueur envers une  démocratie qui pourrait mettre des femmes au pouvoir (quelle farce) ; Roth  dépeint dans son Complot contre l’Amérique, une démocratie qui s’accommode d’un antisémitisme légal et cascher.

En filigrane, se dessine la thèse que la démocratie, d’accord c’est bien, mais pas pour n’importe qui parce que sinon, la démocratie chope des boutons, elle a la diarrhée, elle vomit, elle éructe, elle devient sale, infectée et elle peut mourir et donc… il faut la sauver. Surtout, le postulat de départ est qu’il existe quelque chose qui s’appelle démocratie qui peut lutter contre les forces du mal.

La démocratie est-elle malade ? Quels sont les maux qui la menacent ? Est-elle porteuse de sa rédemption ou au contraire de sa malédiction ?

C’est terrible, parce que les premiers constats amènent à l’idée qu’il faut la sauver d’elle-même ; le corps sain, c’est le régime politique, sa maladie c’est son expression. La place publique est devenue un espace dangereux anti-démocratique car il est le creuset de débordements que les pouvoirs refusent et dénoncent.

Premier symptôme : le démos ?

Il y a plusieurs semaines je suis allée en Algérie, et je suis demeurée silencieuse à moi-même de ce que j’avais vécu. D’abord submergée par des affects qui empêchent de penser, puis débordée à l’idée de formaliser en mots ce raz-de-marée politique que j’ai traversé lors de la manifestation du 1er novembre 2019, je n’arrivais pas à écrire.

Je n’ai pas vu l’Algérie depuis 30 ans, j’hume le vent, j’attends l’épiphanie, rien ne vient. Pas d’éclair dans le ciel, ni de musique symphonique, l’Algérie m’apparaît avec ce moment à la douane où on me met en attente parce qu’écrivaine, et qu’un passager fébrile casse la bouteille de whisky qu’il avait achetée au duty free. Le poste de police empeste le whisky, j’attends, impatiente et je ris un peu à chaque fois que les fonctionnaires sont obligés de traverser la petite flaque alcoolisée en fulminant contre le maladroit ; enfin, on vient me chercher, on traverse l’aéroport puis le parking, des palmiers, un périphérique, des embouteillages et plus loin vers le centre une odeur de brochettes qui me ravit. Rien ne vient. Mes yeux ne sont humides de rien, toute cette étrangeté m’est familière et ne me dit rien et ce n’est pas le Sofitel d’Alger qui va me parler d’Algérie.

Je ne visiterai rien durant ces quatre jours en Algérie, il n’y aura pas de musique symphonique mais des slogans, il n’y aura pas d’éclairs dans le ciel mais un salon du livre et une manifestation.

Quand j’arrive au Sila, je vois tout de suite que ce salon ne ressemble pas à ceux auxquels j’ai participé en France : il y a une foule, une foule immense, une foule dense, une foule hétérogène, une foule qui converge vers des bâtiments gigantesques bourrés de livres et d’auteurs. Sur la place, des guérites, des tentes, de la bouffe, des boissons. Le salon du livre est une fête populaire. Des femmes, des hommes, des enfants, c’est démocratique, c’est démos, le peuple, c’est le peuple comme on l’aime, celui qui fait la queue, celui qui réclame plus d’éducation, plus de lecture, de la culture, c’est impressionnant, ça m’impressionne. Thucydide écrit que le peuple désigne « la totalité des citoyens. » Je suis au spectacle de cette totalité. D’ailleurs, lors de mon intervention, aux quelques badauds consentants prévenus par l’institut français va vite s’agglutiner une petite foule qui m’encourage, qui me galvanise et je deviens chantre littéraire portée par cette émotion, cet enthousiasme à être la partie d’un tout qui peut faire nombre. J’en fait des caisses, il faudrait me diviser par dix, on ne se refait pas même s’il faudrait sérieusement y penser. En Algérie, le salaire moyen est de 20000 dinars, mon livre coûte 3500 dinars. La démocratie a ses limites, pas moyen de diviser les prix par 10. Platon explique que le peuple se définit par tout ce qui lui manque : richesse, instruction, compétence politique.

Le premier novembre grâce à M* et D* qui me chaperonnent, je peux aller à la manifestation du Vendredi. Vendredi, jour saint, prénom de ma mère et symbolique de la ténacité algéroise qui marche depuis près de 37 semaines. Le jour est symbolique, la date est historique, elle charrie avec elle l’histoire de l’indépendance et les années noires qui ont défiguré la promesse démocratique toujours désirable dans ce pays. M* me demande gentiment mais tu n’as pas de pantalon. Non, je suis venue en midinette, dans ma valise des robes et des bottines, je fais ma belle en attendant de mourir ; pourtant mes pieds vont regretter – depuis ils me détestent ; c’est eux qui me rappellent la matérialité d’une manifestation, la nécessité du corps citoyen ; mes pieds se méfient aussi de Rousseau qui voit dans le peuple une abstraction sans corps et sans histoire ; pour lui, le peuple qui peut supporter des lois est un peuple ayant vécu sans lois, celui qui est « ni riche ni pauvre » écrit le philosophe, en gros, celui qui n’a jamais eu mal aux pieds. Bravo Jean-Jacques, ça va être facile.

Deuxième symptôme : le citoyen ?

Le populus, le peuple, le populaire nous répètent Aristophane et quelques éditorialistes de chaines d’info est bête ; oh, le peuple est bête, je vous jure, mais bête, si vous saviez. Sans compter qu’il est ignorant, oh, mais ignorant, si vous saviez. On le dit avec regret, on aimerait tant que le peuple soit moins con ; parce que le peuple on l’aime bien, surtout s’il fait son devoir de citoyen, mais faut l’avouer c’est quand même pas le peuple qui majore à l’Ena, Polytechnique et Science-Po, preuve qu’il est con ; on lui pardonne, d’ailleurs, un homme du peuple tant que ça fabrique du fromage, boit des canons et tricote des pulls sur TF1 à 13h, tout va bien. Le peuple est un tout universel, un tout glorifié, un tout moqué, un tout honni, un tout. Parfois le peuple est citoyen. Mes pieds qui ont le sens de l’humour se marrent.

Le 5 décembre, à Clermont-Ferrand, j’ai parcouru la manifestation. (La vie ne m’apprend rien, j’avais une robe, des bottines et la haine de mes pieds en sus.) J’ai vu des gens avec des bonnets, des femmes avec des vestes, un homme avec une pieuvre sur la tête, et encore un autre avec Pikachu ; en Algérie, des femmes portaient des foulards, des cheveux, des lunettes de soleil, un type était maquillé en clown ; à Clermont-Ferrand, une femme aveugle tenait sa canne et le bras d’un homme, en Algérie, un homme aveugle tenait sa canne et le bras d’une femme ; en Algérie, les hommes grimpent aux lampadaires, ils tiennent des drapeaux. Là-bas, ici, les gens chantent, battent tambour : la joie est populaire, il n’y a de joie que populaire, j’ai vu ça, de mes yeux vus, je suis Saint-Augustin qui est berbère comme moi et qui ne croit que ce qu’il voit. (A moins que ce ne soit Sainte Thérèse de Lisieux, je ne me souviens plus, mes pieds non plus, ils ne m’écoutent pas).

J’ai entendu le peuple parler pendant les manifestations. Il ne parle pas le peuple, il scande, il chante, il ironise ; c’est une part de son intelligence.

Le citoyen défend ses droits, réclame des droits au nom de la démocratie.

Pourtant mes pieds me soufflent que pour Hegel, la démocratie est une chimère, face à la réalité des corporations. Qui me dit que le garçon Pikachu et l’homme à la pieuvre ont les mêmes intérêts dans cette démocratie française ? En Algérie, je me rappelle D* qui me désigne des frères musulmans entourés d’une jeunesse galvanisée et il me raconte que des groupuscules religeux se rallient les colères juvéniles pour les embrigader dans une guerre contre le gouvernement mais surtout contre les mœurs algéroises qu’ils jugent trop libres. D* n’a pas du tout les mêmes intérêts que cet homme-là.  Mon pied droit me cite Hegel  qui n’aime pas la foule, il ne croit pas en la foule ou plutôt il se méfie de sa puissance de fausse totalité. Mes pieds m’énervent quand ils philosophent.

Pourtant, ce que j’ai vécu en Algérie, Sainte-Thérèse est trop terre à terre pour y croire : c’est une puissance populaire pure, des gens dont la conscience politique pète de partout. Parce que le droit qu’ils réclament, c’est de ne pas voter. Quel est ce scandale ? Comment un citoyen dans une démocratie saine peut-il refuser de voter ? On est au-delà de la bêtise ou alors au summum de l’intelligence citoyenne…

Troisième symptôme : le vote ?

Les Algériens sont démocrates et citoyens, ils ne veulent pas d’un vote qui ne les représentera pas. J’écoute mon souvenir et fait taire mes pieds. Ils accusent le pouvoir d’engendrer sa propre descendance royale par le sang d’une démocratie sans globules rouges si ce n’est ceux des dissidents morts, torturés et/ou emprisonnés. Ils brandissent des pancartes avec des visages ou portent eux-mêmes le masque des absents, dont la citoyenneté a été lue comme une atteinte au pouvoir. Le vote du 12 décembre est donc perçu comme un attentat contre le peuple quand le pouvoir, lui, répète que ce vote est l’occasion de laisser parler les urnes c’est-à-dire le peuple.

On y est. On arrête le tricot, on pose la brochette d’agneau, on est attentif.

Le pouvoir veut bien écouter le peuple pourvu qu’il ferme sa gueule. La démocratie c’est ça ?

Il n’est pas étonnant de voir que depuis le premier novembre et à l’approche du 12 décembre, l’étau se resserre, la violence contre les opposants s’étend, la fête populaire on veut bien mais pas n’importe comment : il y a des horaires, des dates, des lieux et des occasions pour ça : ce sont les jours fériés, les jours de match, pas les grèves ni les manifestations. Quand le citoyen refuse la représentation, quand il veut que la démocratie soit démocratique, le pouvoir se crispe et transforme sa bienveillante condescendance en violence. Aristophane l’avait envisagé, Tocqueville l’avait dit, Roth le raconte, l’actualité le prouve.

Mon pied gauche me rappelle une chose ; Kelsen explique que le peuple est une « multiplicité de groupes distincts » non « une masse cohérente d’un seul tenant ». Il n’y a pas de « communauté de pensées, de sentiments, de volontés, la solidarité des intérêts ». L’unité du peuple comme peuple existe d’après Kelsen que « du seul point de vue juridique ». Comment ? Par sa « soumission de tous ses membres à l’ordre étatique ».

Quatrième symptôme : la violence et ses causes ?

Je n’ai toujours pas compris la proportion qui veut qu’un homme ou une femme française perde un œil parce que leur citoyenneté se refuse à une loi qu’il/elle juge injuste. On a beau me rétorquer et m’argumenter sur les vitrines brisées et les policiers blessés, je n’y arrive pas. On peut me dire aussi c’est comme ça, c’est le risque, là, non plus, je ne comprends pas. Je suis une femme du peuple, je suis bête, mais bête si vous saviez. D’ailleurs, j’adore le fromage, je bois des canons et ça m’est arrivé de tricoter à 13 h même si TF1 ne m’a jamais filmée. Mes pieds non plus.

Le 1er novembre, à Alger, les policiers croisent les bras, discutent avec les manifestants, jouent avec leur portable, se tiennent contre leur voiture. Par contre leurs véhicules créent une nasse où la foule contenue marche. La contestation populaire algérienne n’est pas exactement une manifestation, c’est une marche en mouvement perpétuel selon un parcours qui fait des corps un flux, un flux sans fin, un sang qui bat sans coaguler ; c’est magnifique, exaltant, enthousiasmant, je prends la plus grande claque politique de ma vie, et je me sens parmi les miens dans cette vitalité irrépressible. J’ai marché pendant quatre heures sur moins de cinq kilomètres. Moi, l’agoraphobe, celle qui craint la foule presque autant que le pouvoir se retrouve collée au peuple algérien, en excroissance rhizomique plus ou moins légitime et je suis heureuse d’une vérité qui n’a pas fini de se dire.

Les colères algériennes concernent leurs prérogatives politiques, la spoliation de leurs richesses, de leur histoire ; leur colère est une colère politique car elle cherche à dire les structures de domination dont l’Algérie porte les cicatrices comme une enfant battue porte ses souvenirs : comme preuve de ses humiliations mais aussi comme démonstration de sa résistance possible.

A quoi doit ressembler la résistance d’un citoyen humilié ?

Mes pieds essaient de contrôler ma joie naïve, essaient de m’expliquer que la violence peut venir, qu’elle viendra, que la démocratie est une licorne, une fiction à laquelle on peut croire comme un horizon merveilleux mais toute structure est régie par un rapport de force. Ceux qui veulent l’élection la feront ; la résistance tant qu’elle est faible est permise, dès qu’elle sera force, elle sera réprimée. Mes pieds m’enjoignent d’ouvrir un livre d’histoire. Mes pieds me dépriment.

Diagnostic et remède

Pour Kelsen « si l’on veut passer de la notion idéale à la notion réelle de peuple », il faut une éducation démocratique. Sans doute. Mes pieds m’ont convaincue : la question, la seule, la cause totale et véritable est politique, c’est-à-dire sociale et économique. Le drapeau brandi n’est pas la nation comme on le lit en France, le drapeau, c’est bien la revendication de l’individu citoyen comme membre autonome et matériel d’un corps entier, vivant et abstrait : la somme des citoyens d’un pays.

La démocratie n’est donc pas. Elle n’est qu’un mot où convergent des flux antagonistes. Les grèves sont lues comme expressions populaires, vitalité citoyenne et dans le même temps comme maladie, comme gangrène nationale. A qui profite le mot « démocratie » ? Quels sens a-t-il dans la bouche de l’Etat ? Quand l’utilise-t-il ? Mes pieds essaient de me consoler.

L’agoraphobie, cette terreur du peuple qui se fait foule et l’agoraphilie, cette excitation face au peuple qui se fait nombre mentent et disent la vérité. La foule n’est pas ignorante parce que foule mais elle n’est pas exempte de bêtise, la foule n’est pas un idéal sporadique crachant du vrai à chaque fois qu’elle marche dans la rue mais elle signifie par sa factualité hétérogène.

Alors, si ce n’est de son démos, de son peuple, de quoi la démocratie est-elle faite ?

Quand on a l’impression que la démocratie n’est pas assez démocratique, le remède est souvent formulé avec simplicité : il faut plus de démocratie. Que veut-on dire par là ?

Beaucoup de choses contradictoires, mais rarement il advient au commun de faire comme les Algériens, de refuser vendredi après vendredi une représentation fictive fût-elle orchestrée par des urnes réelles. Rarement il advient de refuser les mécaniques fictives issues de ce mot affabulateur.

La cité est malade de cette économie anti-démocratique, elle est malade de lois qui s’organisent sciemment à mettre à genoux les faibles, elle est malade de ceux qui ne se voient pas à genoux, de ceux comme moi qui attendent 46 ans pour comprendre que la démocratie comme verbe politique est un verbe creux et assassin ; l’injustice sociale a rendu la citoyenneté impossible. L’homme et la femme sont harassés, dépossédés, humiliés, aliénés.

La seule préoccupation valable est la justice sociale.

Celle des vulnérables. Hannah Arendt évoque l’homme nu, celui qui n’a plus rien, qui ne compte pour rien. La justice sociale, c’est le travail, c’est la santé, c’est la retraite ; la justice sociale c’est refuser que la survie et la précarité soient démocratiques.

Je ne crois plus que c’est impossible dans le sens où il y aurait une fatalité économique, il y a des volontés, des volontés cupides à la racine de ces injustices. Ses volontés sont l’ennemi. Il y a une guerre, une guerre à mener contre l’injustice sociale. Il faut lire les écrivains aussi, Bertina, Bégaudeau, Quintane qui nous  racontent cette guerre.

Mes pieds pensent parce qu’ils connaissent la violence du pavé, la violence réelle, mes pieds s’en moquent de la beauté des idées, de la beauté d’une manif, de la joie du combat, mes pieds sont réalistes : la démocratie n’existe pas, la guerre sociale oui. Il n’y aura pas de politique sans considérer le réel. Mes pieds me font peur, ils m’ont ouvert les yeux.

Dalie Farah