Andromaque ou l’amour fou- Mise en scène Matthieu Crucciani à la comédie de Saint-Etienne

Andromaque ou l’amour fou- Mise en scène Matthieu Crucciani à la comédie de Saint-Etienne

Andromaque ou l’amour fou- Mise en scène Matthieu Crucciani à la comédie de Saint-Etienne

La sortie scolaire, souvent, je déteste. Je déteste les sandwichs, la route, la promiscuité et compter les élèves comme des bestiaux et les recompter et tiens-toi tranquille et Kevin non et Louis pourquoi t’as fait ça et j’ai dit on va aux toilettes avant. Le baby-sitting culturel où l’on perd en énergie et en paix le peu qu’on gagne en spectacle, je déteste.

Mais là, j’ai pas pu résister : Andromaque à la comédie de Saint-Etienne dans une mise en scène de Matthieu Cruciani, c’est pas deux fois dans la vie des Seconde 2 du lycée Jean Zay de Thiers. Alors on y va.

Jouer Racine et jouer l’amour.

C’est le programme. Premier niveau : la pièce de Racine. On connaît : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui reste fidèle à Hector qui est mort. Second niveau Rivette : l’histoire d’un metteur en scène (Sébastien) qui fait répéter la pièce de Racine notamment à sa femme Claire qui quitte la pièce et est remplacée par l’ex-femme de Sébastien : Marta. Jouer l’amour, jouer au théâtre, filmer l’amour et filmer une répétition développent une mise en abyme qui dit les abîmes de la passion. La passion qui n’est au fond jamais amoureuse et toujours possessive.

Après disons-le : ceux qui chercheraient à déterrer le sarcophage de Racine ou le linceul de Rivette seront déçus : il ne s’agit pas de ça.

Le décor est statique et offre des jeux de doubles, de miroirs et de transparences, de refuges fermés et ouverts. Autour d’un rectangle central blanc, plateau de jeu qui laisse les comédiens libres d’effleurer les marges, les arêtes du jeu, il y a les coulisses de ces passions : faux badinage, folie, hésitations. Les alexandrins glissent et Racine va à Rivettes comme l’on va de ses amours défuntes à celles à venir. La fluidité est un délice, fluidité du vers, du jeu des comédiens, des tissus. Ce mouvement nous met en dehors et à l’intérieur de l’aventure amoureuse qui rejoint comme convenu l’aventure esthétique dans cette suspension de l’avenir, cette attente du surgissement.

Matthieu dans sa finesse de metteur en scène fait jaillir ces moments qui sont normalement invisibles et insaisissables.

Comment fait-il pour accrocher ce moment de fugacité, celui du doute qui effleure et pèse en même temps ?

La matière du spectacle est diverse : musique live, vidéo live, jeu parfois chorégraphié, double, quadruple énonciation, arts plastiques… L’aventure esthétique se veut initiatique comme la tragédie. Il ne s’agit pas seulement de mourir à la fin, il s’agit de considérer l’aventure mortelle d’une chaîne amoureuse sans issue, il s’agit d’apprendre d’Hermione qui supplante Andromaque dont elle éteint les feux parce que trop raisonnable. La chrétienne Andromaque de Racine en pull blanc et robe sage n’est qu’une mère fidèle, une épouse tournée vers une passion qui n’a pas de sens car tournée vers la mort. La comédienne a l’élégance de la « captive » de Racine mais elle doit s’effacer dans l’arrière-plan tragique qu’elle ne peut pas quitter.

Hermione incroyablement mise en corps par Emilie n’est pas folle, elle est poussée par un désir qui ne trouve pas à être satisfait, un désir qui l’enferme dans une solitude et une colère qui, elles, sont fureurs. Hermione, féminine, Hermione tentatrice, Hermione, manipulatrice ne cherche qu’à recevoir ce qu’on lui a promis : l’amour de Pyrrhus.

L’équilibre du jeu des comédiens explose le tragique comme instance créatrice. Le sang qui coule, sang des morts passés n’empêche rien. Troie a brûlé, les pères et les maris sont morts mais cela n’empêche pas la bouche de Claire de chercher celle de Sébastien. Les baisers filmés qui se joignent à ceux qui se jouent évoquent la jalousie féroce qui aveugle et invente et qui crée l’infidélité fantasmée. Sébastien, le metteur en scène qui joue aussi le rôle de Pyrrhus étonne par sa capacité à glisser lui-aussi d’un Roi qui larmoie une passion sans issue à l’homme qui oscille vers un nouvel objet amoureux. Le désir est là comme Racine ne l’a pas écrit et en même temps, peut-être, comme Racine l’aurait aimé en secret.

J’ai aimé aussi Cléone/Céphise en double adjuvant dont la tendresse s’exhale vers Andromaque et Hermione. Ce choix offre une symétrie nouvelle car les fameuses larmes d’Andromaque apparaissent alors plus froides que celles d’Hermione.

Pylade, incarné avec puissance et virilité protectrice offre une présence réelle et solide à un Oreste dont la malédiction est outrée par la gestuelle saccadée du comédien. L’Atride a un grain, Racine écrit « mélancolie » et ce grain a le temps de germer dans sa démesure qui exulte au meurtre de Pyrrhus.

Matthieu Crucciani ne fait pas l’économie des corps et l’on comprend le tragique au premier mouvement de hanche d’Hermione dans sa robe moulante.  

La nudité ne dit jamais le nu, le tissu dit le désir et le pouvoir.

Bien sûr, il est question des Grecs, des Troyens, de Reines et de pouvoir à transmettre mais la question politique de la pièce est laissée en retrait sauf à considérer l’aristocrate Hermione en lamé or et fourrure face à la captive Andromaque, ternie de son deuil infini. Comme dans les gros-plan de la matière vidéo qui ne gomme pas les traits du visage, le jeu accuse les traits de l’amour-passion qui se révèle une torture quand il est finalement une course contre le désir et un mouvement effréné vers la possession.

C’est ça le tragique amoureux : une course stupide perdue d’avance.

Alors, on pourra trouver qu’Oreste ne parlait pas assez fort pour nous qui étions presque au dernier rang, on pourra trouver que le jeu des comédiens dans leur banale contemporanéité n’a pas la hauteur désirée par l’esthète amoureux des sarcophages, on pourra trouver que c’est trop ambitieux de vouloir tout à la fois Rivette et Racine. On pourra. On peut toujours chercher les lézardes dans un mur neuf construit sur des ruines. Et alors ? Le défi de cette pièce est réussi parce qu’il nous dit des nuances auxquelles nous n’avions pas pensé, parce qu’elle jouxte et croise des esthétiques matérielles complexes, sans qu’aucune couture n’apparaisse. Oui, c’est beaucoup. Et c’est ça qui est le sujet : le trop-plein de l’amour quand il est fou, le trop-plein de la folie amoureuse qui n’est tragique que parce qu’elle n’épargne rien et surtout pas l’amour.

J’ai pensé aussi, Matthieu aime Emilie et j’ai pensé aussi comment ce couple a-t-il pu jouer une intimité mise en abyme sans explorer aussi leurs failles. Et pardon, j’ai pensé à l’appel du désir pur contre la passion idiote, contre la conjugalité mensongère, contre le travestissement de la jalousie.

J’étais avec les élèves de seconde 2 et ils ont bu le spectacle comme un breuvage connu et inconnu. Ils y ont projeté leurs amours eux-aussi et ils sont sortis enthousiastes, joyeux de cette catharsis qu’un Aristote même en caleçon, ne renierait pas.

dalie Farah


DISTRIBUTION

texte Jean Racine | mise en scène Matthieu Cruciani* | collaboration artistique Tunde Deak | avec Philippe Smith, Jean-Baptiste Verquin, Émilie Capliez*, Lamya Regragui, Mattéo Zimmermann, Arnaud Bichon, Christel Zubillaga* | son Clément Vercelletto | vidéo Stéphan Castang | scénographie et lumière Nicolas Marie | costumes Frédéric Cambier | régie son et vidéo Arnaud Olivier | régie plateau et régie générale Baptiste Douaud | régie lumières Victor Mandin | diffusion Florence Verney | administration de production Stéphane Triolet 

* issus de L’École de la Comédie

production The Party et La Comédie de Saint-Étienne – CDN coproduction Département de la Loire / Estival de la Bâtie

avec le soutien du Département de la Loire, de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, de la Ville de Saint-Étienne, de la SPEDIDAM et La Scène nationale de Chambéry | la Compagnie The Party est conventionnée par La Ville de Saint-Étienne, La Région Auvergne-Rhône-Alpes et le Département de La Loire et est soutenue par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes | création le 29 juin 2017 à La Bâtie d’Urfé (Loire)