Avez-vous entendu parler du techno-féminisme ? ou Comment le numérique aggrave les inégalités. Un essai implacable de Mathilde Saliou
4 juin 2023 2023-06-05 7:42Avez-vous entendu parler du techno-féminisme ? ou Comment le numérique aggrave les inégalités. Un essai implacable de Mathilde Saliou
Avez-vous entendu parler du techno-féminisme ? ou Comment le numérique aggrave les inégalités. Un essai implacable de Mathilde Saliou
Avez-vous entendu parler du techno-féminisme ? ou Comment le numérique aggrave les inégalités. Un essai implacable de Mathilde Saliou
Avant la lecture de ce livre, je ne me doutais pas de tous ces espaces qui échappaient aux femmes et aux minorités, je me suis toujours représenté le Net et l’informatique comme des outils de possible liberté et d’égalité, dans l’illusion que chacun pouvait faire ce qu’il veut où il veut. Ignorante et naïve, je ne me doutais pas que la pratique de l’exclusion était quasi inhérente au numérique. Croyant que les individus pouvaient se retrouver selon leurs affinités et échapper aux violences en ne fréquentant pas certains forums, certaines plateformes.
Mathilde Saliou dans son essai brillant, documenté, montre comment les inégalités sont perpétuées et réinventées dans le numérique. A la fois historique et analytique, son texte explique comment aussi la droitisation extrême de la société (notamment américaine) participe de cette guerre des sexes.
Ces dernières années l’on oublie que ce sont les hommes qui mènent la guerre contre les femmes et qui l’ont toujours menée pour leur propre bénéfice. Les femmes se défendent. Comme elles peuvent et quand elles peuvent. Il leur arrive d’être victorieuses, parfois c’est provisoire, d’autres fois plus définitif. Les femmes ne font pas la guerre, elles en ont marre qu’on leur tape dessus. Elles n’obtiennent rien en le demandant, en le revendiquant, en l’argumentant, elles l’obtiennent par contingence et combat.
Comment cette guerre est-elle menée par le numérique ?
Tout est territoire et tout est conquête. Dès lors, l’espace numérique est une conquête, pas pour l’homme qui le possède, mais pour ceux qui en sont exclus.
Le pouvoir de la culture internet
Cette première partie établit de manière redoutable la porosité entre l’antiféminisme et l’extrême droite. Elle montre comment « les mecs blancs sans attache » deviennent les conscrits des mouvements d’extrême-droite via leur antiféminisme. La démonstration ne fera pas plaisir à ceux qui se targuent (et chouinent) de l’existence d’excès du féminisme. Elle montre comment les théories misogynes sont un « mécanisme de contact » : on passe par le dénigrement des femmes et l’on peut ensuite dénigrer d’autres parties de l’humanité.
Le mépris des femmes est le point d’ancrage de tous les autres mépris, les violences faites aux femmes, l’engrenage vers la légitimation des autres violences.
Grâce à Mathilde Saliou, je comprends pourquoi cette résistance au féminisme prend des aspects aussi violents : il faudrait alors douter de toutes les autres violences politiques. Le « féminicide » comme mot a autant joué que le #metoo : il a prouvé le fait que toute violence faite à une femme est politique, dès lors, H24, les femmes sont politiquement en légitime défense.
En élucidant la structure de la culture internet, la journaliste déploie toute la toile d’emprise de la violence de notre société. 59 % des joueuses cachent leur genre en ligne pour éviter le harcèlement.
La fameuse guerre culturelle des « virilistes » (totalement extorquée et détournée de Gramsci) est leur guerre déjà gagnée. Pas de bonnes femmes chez nous. Les géants qui ont créé les plateformes les ont créées à leur image, comme Dieu.
La grande disparition : une contre-histoire du numérique
Mathilde Saliou explicite en détail le phénomène de l’invisibilisation des femmes vulgarisé par la journaliste TiTiou Lecoq, elle explique le mythe de « la femme empêchée » ou celui de « l’oublioir » évoqué par Césaire car la première programmeuse était UNE FEMME. Elle s’appelle Ada Lovelace. Elle raconte l’épopée des ordinatrices, ces femmes que l’on appelait des « calculatrices » capables de faire des calculs au service notamment de projets d’Astronomie. Edward Charles Pickering emploie des femmes. Par féminisme ? Par bonté ? Non par économie. C’est une main-d’œuvre peu qualifiée et pas chère qui apprend vite. Même sa bonne est recrutée, elle est responsable d’une douzaine de personnes. Tous les assistants sont des assistantes et ont une voix de femme. Malgré tout l’idée est tenace : si une fille le fait, c’est que c’est facile.

« Quand un travail est fastidieux, répétitif et apporte peu de prestige, on le donne aux femmes. »
Mathilde Saliou
En soustrayant l’aspect scientifique et mathématique évidemment, il ne faudrait pas que l’on pense que les femmes pensent.
On est passionné par l’évocation de la vie de Hedy Lamarr, une femme dont la beauté devient la malédiction et le sésame. Inventrice, actrice, on ne lui reconnaîtra sa nature ingénieuse qu’après sa mort… trop préoccupés par sa plastique et ses sauts de biches dans Autant en emporte le vent. Ainsi, on traverse une litanie de femmes, de noms inconnus et pourtant déterminants dans l’histoire du numérique.

La hiérarchie sociale s’oppose à toute idée de génie féminin, si le nombre de femmes reste stable, celui des hommes a triplé dans le domaine du numérique devenu un lieu de pouvoir et de plus value financière. Subtile, Mathilde explique qu’ a contrario, dans des pays où les droits des femmes sont inférieurs à ceux des femmes françaises, elles occupent de nombreux postes dans le numérique : c’est un emploi qui peut s’ajouter aux tâches domestiques et qui ne présente aucun danger de « décence » : Ainsi 59 % des étudiants en Informatique en Arabie Saoudite…sont des étudiantes.
Les algorithmes, armes de classification massive
Il n’y a pas de neutralité numérique. L’amplification de cette guerre est menée grâce à la « dynamique du rabbit hole » qui oriente les algorithmes qui permettent de multiplier des contenus sur un thème donné. Les utilisateurs vont d’un contenu à un autre, dans des boucles complotistes et/ou violentes.
Mathilde Saliou décortique le « coded gaze » qui modèle « une culture visuelle dominante. »

Rien n’est neutre dans le code, car les techniques de reconnaissance et de codages sont marquées par leurs créateurs et leurs usagers. Qui plus est les données sont politiques, il n’y a pas d’objectivité, car les « algorithmes ne connaissent que ce qu’on leur enseigne » Par exemple, il n’y a pas de nuance dans le genre qui est classifié de manière simpliste. Même si l’on arrivait en encoder davantage, il n’y a pas pour Mathilde Saliou une possibilité de représenter le monde au même titre que cela était impossible pour Magritte. Pour autant, les algorithmes n’inventent pas les inégalités ou les classifications fausses, il les reproduit
« Que faire alors ? se déconnecter et partir vivre dans les bois ? » demande la journaliste.
Le big data fait exister aussi ce qui est invisibilisé, il faut espérer corriger les biais, et profiter des informations récoltées pour la défense des droits des minorités. Il faudrait pouvoir empêcher Netflix de modifier les vignettes des films en fonction du genre…Les critères choisis par les plateformes orientent les contenus ET les usagers. Leur pouvoir est ENORME.
La grande arnaque du consentement
Les techniques pour travestir le consentement sont légales : colorer un oui en vert et un non en rouge, la lecture automatique par défaut, options d’assurance présélectionnées dans les formulaires, les étapes pour se désabonner ou se désengager qui passent par des dizaines d’étapes ou par un ….courrier qu’il faut envoyer à une adresse difficile d’accès.
Les outils de productivité biaisent la volonté des esprits qui obéissent en croyant choisir. En ligne, le consentement est toujours une arnaque.
Pire, les levées de fond concernent des sociétés qui privilégient les hommes au détriment de tous les autres. Que l’on suive les datas ou les dollars, c’est le même point d’arrivée.
La « brutalité numérique » est un contrôle social qui s’applique notamment aux femmes de manière singulière via le cyberharcèlement – notamment. Les comptes et les techniques qui organisent les violences sexistes sont infinis, que peut PHAROS, plateforme dédiée à la lutte contre TOUS les crimes numériques en France ? Pas grand-chose, ils ont si peu de moyens. Le monstre Pornhub a été condamné en 2020 à « supprimer des millions de vidéos au motif qu’elles étaient pédopornographiques, volées, de revenge porn, ou qu’elles montraient des viols. En 2020, la recherche « young porn » renvoyait à 300 millions de vidéos sur Google.
Sur le net les agressions contre les femmes se font en meute et portent l’implicite qu’elles l’ont bien cherché : visibles elles méritent leur harcèlement. Si les agresseurs peuvent recouvrir plusieurs origines sociales, ethniques et politiques, pour les agressions à caractère sexuel : « ce sont clairement des hommes »

La haine misogyne s’est banalisée comme marqueur de loyauté et d’intégration sociale en même temps que les luttes féministes ont une résonnance importante sur les réseaux.
Le fait est que la violence sexiste et raciste ont lieu en miroir, en ligne et irl. L’inversion de la charge de la culpabilité est la même : que celle qui ne veut pas être agressée « ferme son ordinateur. »
Le rêve de changer la « société sans prendre le pouvoir » des fondateurs d’internet est un rêve pour le moins naïf. « L’utopie a muté » écrit Mathilde Saliou.
Le pouvoir par effraction
Il faut alors espérer un pouvoir pris par effraction par des utilisatrices et des activistes qui pourraient user de cette force de frappe pour défendre de justes causes. Il faut espérer une légion de techno-féministes qui œuvre pour « un futur égalitaire et soutenable. »
Trois pistes sont évoquées : « la vulgarisation, le care, la décentralisation. L’éducation, le lien, le pouvoir. » Cela ne pourra se faire sans se pencher « sur les flux de financement et sur les gouvernements.» L’on peut s’interroger sur le fait que Marc Zukerberg possède 58 % des plateformes qui touchent quasiment la moitié de l’humanité.
Face au cyberpouvoir masculiniste, il faut un contre-pouvoir, il ne peut être que techno féministe et horizontal.
CQFD.
« Le féminisme intersectionnel est un humanisme augmenté. Amélioré du point de vue de l’autre, de celle qui n’est pas le neutre, de ceux qui ont toujours observé depuis la marge. »
Mathilde Saliou
C’est l’avenir, le seul qui puisse être commun, non ?
dalie Farah