Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina

Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina

Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina

« Tous les animaux sont égaux mais certains plus que d’autres » Georges Orwell, La Ferme des animaux, 1949.

« Dès que le libéralisme se retrouve les quatre fers en l’air, il fait une clé à l’Etat et lui extorque l’argent qu’il a en caisse -cet argent dont il réclame à cor et à cri, le reste du temps, qu’il n’aille pas aux plus démunis (les fameux « assistés »). » Bertina, Ceux qui trop supportent, 2021.

Et l’histoire continue.

Arno Bertina en a chopé une pas loin de chez moi, en Creuse où le travail est plus rare que le Douglas, ce sapin qu’on exporte dans le monde entier. La somptueuse couverture d’hommes allongés dans une zone de stockage d’usine, vêtus de leur blouse de travail conçue par un styliste de talent, esthétise une lutte faite debout. Point de perspective d’une usine qui ne leur ouvrira plus les portes photographié par Thierry Laporte pour Libération.

Arno Bertina fait un tout autre geste, littéraire et politique. J’ai toujours trouvé un peu étrange l’épithète « engagé »  qu’on retrouve dans écrivain engagé, surtout depuis que d’aucun.e.s posent en playboy/girl devant des lieux de conflits ; Arno Bertina ne fait pas ça. J’avais déjà relevé la beauté de sa quête à écrire le réel des jeunes filles prostituées du Congo (L’âge de la première passe), l’esthétique se poursuit.

Le titre à la syntaxe poétique révèle le projet d’écriture : le combat des ex GM&S (2017-2021). La forme du récit documentaire est – pour moi- un geste d’écriture engagée. Je l’ai écrit ailleurs, la force de l’art, de la littérature est de documenter le réel. Quel que soit le biais. Documentant le combat, Arno écrit, écrivant le réel, Arno combat. Il fait littérature dans la composition orchestrée en tension narrative mais aussi en tension du projet littéraire.

Arno Bertina

Ce qui est politique est donc littéraire. Et inversement chez Arno Bertina.

Arno interroge les différents protagonistes et ses entretiens sont transformés, loin d’exproprier la parole il la restitue dans sa force propre parce qu’il les réécrit ; c’est juste, c’est juste, c’est juste.

Où l’on voyait l’épopée dans le roman des Châteaux qui brûlent, on voit ici le combat. C’est pas le même mot, c’est pas le même genre, c’est pas la même écriture et ce sont deux textes  politiques et littéraires.

« Le libéralisme est plus goinfre que ça. Il est goinfre par définition, il ne connait pas d’autre régime. »

Les quinze chapitres font aussi le portrait de ses hommes et femmes qui prennent des coups et inventent depuis la fraternité salariale ; Arno Bertina alterne des extraits de dialogues, des récits, des discours ; le livre déplie toute l’intelligence collective, du collectif qui s’auto-éduque, qui s’auto-nomise.

Subversion de ces deux-là qui sur leur temps libre rédigent une loi, UNE LOI, pour qu’elle soit déposée à l’Assemblée nationale ; Arno Bertina les raconte avec son admiration, sa fierté mais aussi son étonnement : la faiblesse donne de la force, lisez Ceux qui trop supportent.

Il est bon de lire cette vérité dans l’histoire de cette entreprise qui est mise à sac/à terre par des menteurs et des voleurs, cela n’a rien à voir avec la compétitivité, ou une quelconque culpabilité du salarié français, mais celle de l’Etat qui ne conditionne pas les milliards qu’il donne, milliards qui ne lui appartiennent pas. L’état c’est moi, l’Etat c’est nous ; c’est principiel, pourtant l’Etat est devenu : le gouvernement, voire les ministres ou le président. Une véritable ineptie structurelle et pourtant c’est comme ça que ça s’est passé ; lisez Ceux qui trop supportent.

Les sous-traitants mis en dépendance du caprice de faux-princes dont l’art de l’optimisation ne s’embarrasse d’aucune morale, d’aucune douceur : ce sont des sauvages, des barbares qui sous couvert de paperasseries attaquent non au gourdin – ce serait au moins un peu courageux – mais à l’aide de drones, de tractations invisibles qui viennent frapper les hommes à coups de plan de licenciements nécessaires à la bonne spéculation de leur portefeuille et non à la bonne gestion de l’entreprise ; lisez Ceux qui trop supportent.

« Désormais je n’utiliserai plus que l’expression « forces de l’ordre » pour désigner ici, indifféremment, les directions, les actionnaires, Emmanuel macron, un  CRS. »

Les « forces de l’ordre » sauvent l’emploi en virant des gens, les salariés ont une boussole : rester juste et honnête. C’est beau et triste, on aurait envie qu’ils deviennent vils et tonitruants, on aurait envie comme dans le cinéma revenge qu’ils chargent eux-aussi ceux qui les attaquent. Ce pacifisme moral est leur part de dignité face au bellicisme immoral de ceux qui les écrasent, lisez Ceux qui trop supportent.

Et le livre est poignant de ceux qui parlent, ceux qui se taisent et ceux qui meurent ; poignant aussi de cette omelette aux cèpes ; gaillarde et improvisée des joies du combat, voilà que ces hommes montés à Paris en Quichotte bien mis, savourent l’omelette dans le train. Là Arno Bertina se fait aède, documentaire conteur contemporain : l’écrit de l’instant se saisit dans une écriture fluide, sans commentaire, sans fausse objectivité non plus. La présence de l’auteur – explicitée dans le Making-off- n’est pas celle d’un oracle en quête de pittoresque, mais bien de l’écrivain qui par la langue et le récit dezingue les menteurs, déplie leurs manigances et la part coupable du « bloc bourgeois » dans cette falsification de l’histoire qui tire sa force de l’humiliation des faibles.

Arno Bertina réussit à montrer comment la faillite d’une entreprise s’organise non pas depuis le commerce, ni même le pasdechance des commandes mais bien d’une volonté, d’une idéologie boutiquière qui joue au Monopoly en se marrant. Avec le consentement collectif et étatique ? Oui.

« Cette blague efficace pour résumer la victoire des forces de l’ordre : celui qui gagne 10 000 euros explique à celui qui en gagne 2000 que son ennemi est celui qui en gagne 1000. »

Qui veut d’autres preuves ? Lisez Ceux qui trop supportent, lisez Ceux qui trop supportent parce que la nécessité du récit n’est pas seulement le compte rendu mais le combat aussi. Lire et écrire font partie du combat, documenter, se passer les mots du réel est le combat ; est le combat aussi.

Dalie Farah