Faut-il « tuer » Vivès ?

Faut-il « tuer » Vivès ?

Faut-il « tuer » Vivès ?

Faut-il «tuer » Vivès ?

Je me lève triste, je me lève triste et bête, bête et triste de ce que j’ai lu hier soir. Ennui passager, langueur de fin de journée, je me suis mise à parcourir mon fil facebook. L’affaire Vivès, la femme battue aux urgences, l’autre femme condamnée à avoir protégé sa fille, le tapotage de tête de Macron sur MBappé, les échanges cordiaux des supporters argentins contre ce même Mbappé, et les solitudes et les mots de Noël et la SNCF, les migrants qu’on noie et la guerre qu’on défend comme pain béni…je lis et je ne me sens pas de ce siècle. Ça hurle pour et contre dans tous les sens et c’est triste. L’on me voit peu (plus) m’indigner et m’emporter sur les réseaux sociaux, non pas que je sois meilleure que les autres, je suis devenue molle et craintive. C’est sûr, plus tu as à perdre, plus tu consens par le silence et plus tu es complice de la force ; il y a grande part de lâcheté dans mon silence. Mais ce n’est pas la seule cause, j’ai peu de temps et les joutes des réseaux me lassent.

Loin des polémiques, je ne suis pas pour autant sourde au désespoir.

Je ne suis pas une influenceuse ou une brasseuse d’opinion. J’ai choisi la version longue de la parole, j’ai la possibilité d’écrire vraiment, la possibilité de construire des romans, (lus par quatre ou cinq mille personnes à peine) des pièces ou des chroniques longues (lues par quelques dizaines de personnes), ce n’est pas grand-chose dans le tumulte contemporain. J’aime avoir ce site, celle/celui qui me lit choisit de le faire. Je ne force pas et ne désire pas convaincre. J’ai choisi aussi d’écrire sur ce que je connais vraiment, les thèmes pour lesquels il me semble avoir une expertise de plusieurs années, j’entends par là une pratique et des lectures diversifiées, des lectures contradictoires.

Le désespoir des violences subies et impunies, je connais ; le désir de se venger de l’impunité je connais ; l’expérience d’une justice qui ne peut punir ce qui est prescrit, je connais ; l’expérience d’une justice qui classe sans suite, faute de preuve – l’enfance ne laisse que peu de preuves – je connais.

Alors, faut-il tuer Vivès ?

Que mérite cet homme ? Que mérite cet auteur ? Nous faudra-t-il (encore) un sabre pour découper en deux et séparer l’homme de l’auteur ? Faut-il le défendre pour défendre le droit d’expression artistique ou au contraire le lyncher comme modèle de l’impunité des artistes ? Faut-il sauver l’artiste et tuer l’homme ? Si oui, comment ? Sinon, que fait-on d’un homme qui a appelé au viol et au meurtre de l’enfant d’une consœur qui a écrit sur la charge mentale ?

Le fait indéniable est que c’est la même créature humaine qui a écrit des tweets et des propos délictuels sur des forums et créé un personnage d’enfant au chibre démesuré. La première de couverture associant l’âne et l’enfant apparaît comme une analogie évidente. Cette association est banale, l’âne d’or d’Apulée- écrit au IIème siècle- raconte l’histoire d’un Lucius transformé en âne qui suit des aventures érotiques et sanglantes dont il est soit l’objet soit le spectateur. Il y a dans les textes d’Apulée de la maltraitance animale, des viols, des crimes violents. La représentation de ces actes est soumise au burlesque mais ce n’est pas le cas pour d’autres auteurs. Les livres racontant des faits sexuels et des crimes sont innombrables, ne parlons pas des séries et des films de tous genres.

Une représentation est-elle une apologie ?

Le mot « apologie » a deux sens. Il vient du latin et renvoie à une défense écrite ou parlée. Le second sens est juridique, « Discours ou écrit ayant pour objet de défendre, de justifier, et le cas échéant faire l’éloge d’une personnalité ou d’une cause contre des attaques publiques » ou » Discours ou écrit glorifiant un acte expressément réprimé par la loi pénale (apologie du meurtre ou de la haine raciale). « Je me souviens d’une polémique au sujet de Mohamed Kacimi qui avait donné la parole à un terroriste dans sa pièce qui raconte les dernières heures de Mohamed Merah, l’auteur Mohamed s’était vu accuser d’apologie du terrorisme, une plainte avait été déposée. Je m’étais opposée à cette accusation car je ne comprenais pas que l’on confonde auteur et personnage, abasourdie par l’idée qu’un Mohamed de fiction en valait un autre. Si Quentin Tarentino crée Kill Bill, en appelle-t-il au meurtre de tous les amants défaillants ? Les scènes de violence de Tarentino sont -paraît-il – jouissives dans leur excès, leur nombre, leur spectaculaire esthétique ? Représentant cette femme à la morale discutable fait-il l’apologie de la vengeance (armée), donc in fine, du terrorisme ? Ce parterre d’hommes découpés au sabre japonais est-il le fantasme avoué de la défaite du patriarcat ? Alors toute représentation esthétique est apologie ou aucune ne peut l’être. C’est bien l’œuvre qu’il faut prouver. Et comment faire ça ?

Kill Bill de Quentin Tarentino

Je me souviens encore du film Le Tambour, palme d’or ex-aequo en 1979. Nous avons à l’image un enfant, un enfant qui a des relations sexuelles avec des adultes. Cunnilingus et fornication avérés. Seulement dans l’histoire, cet enfant n’en est pas un, il a arrêté de grandir mais non de vieillir. C’est un récit « fantastique » où le personnage est une sorte d’anomalie. L’adulte enfermé dans ce corps d’enfant, doté d’une voix suraiguë, est le narrateur de l’arrivée du fascisme mais aussi d’un trio amoureux. Je me souviens de mon malaise adolescent lorsque j’ai vu ce film. Parce que le personnage et l’image créaient un trouble. On voyait un corps d’enfant faire des choses d’adultes.

Le Tambour (titre original : Die Blechtrommel) est un film germano-franco-polonais réalisé par Volker Schlöndorff sorti en 1979, adapté du roman du même nom de Günter Grass paru en 1959. La première image représente Oskar accomplissant un jeu sexuel avec une cousine, il dépose une poudre sucrée qu'il peut lécher. Il aura aussi des relations avec elle. La seconde image montre son père avec la même cousine, Oskar, jaloux montera sur le dos de son père pour qu'il ne puisse pas se retirer avant éjaculation.

Droit et tabou

J’ai grandi dans un milieu où le tabou sexuel était tel qu’il fallait changer de chaîne de télévision quand un homme et une femme s’embrassaient. La représentation de la sexualité était perçue comme une apologie de la dépravation. C’était haram. C’est-à-dire « interdit », tabou. Et dans la même extension, le corps féminin était (notamment ses attributs sexuels même connexes) haram. Tout cela formait un gloubiboulga que je ne comprenais pas. Le péché, c’était moi. Il n’était pas rare qu’une sévère sanction tombe quand je m’asseyais sans prendre soin de serrer les jambes l’une contre l’autre. Tous ces interdits ont travaillé ma chair comme une pâte honteuse à la merci de puissances qu’on ne m’a jamais nommées. On m’interdisait au lieu de m’expliquer. Donc, on me culpabilisait. Dans toute mon enfance, personne ne m’a dit quels étaient mes droits.

Le tabou est insuffisant à protéger, je n’avais ni le droit, ni la force avec moi.

Le sexe était traqué partout et il était partout.

D’abord dans les Contes…pour enfants. L’on sait désormais que les « contes » représentent souvent (et plus ou moins métaphoriquement) des relations de dévorations symbolisant des viols ou des abus de toutes sortes : Le Chaperon rouge est le conte emblématique qui formalise le viol possible (et coupable) de la petite fille désobéissante. Il pourrait se lire aussi comme une autorisation à violer. Si la gosse s’habille de manière voyante et qu’en plus – la salope- n’écoute pas ses parents et suit un mauvais chemin, ce sera bien fait pour sa gueule, elle sera violée, cheh.

Lisez mieux La petite Sirène, Barbe-bleue, le conte des neuf cygnes, et pire, lisez Poucette. Poucette qui passe d’une créature à une autre, de mari à un autre mari, poursuivie, capturée, séquestrée, abusée tout du long. L’on peut avoir aussi une lecture de ce type du texte d’Ungerer qui raconte l’histoire de Zeralda capturée par un ogre. La gosse réussit à ne pas être « dévorée » car – excellente cuisinière- elle le nourrit. Grâce à ses talents de ménagère et de cuisinière elle réussit à humaniser l’ogre et à l’épouser. Est-ce à dire que Wolfgang Přiklopil, technicien en télécommunications en a été inspiré  pour enlever Natascha Kampusch, la séquestrer et la violer pendant 8 ans ?

Si l’on observe la résurgence des contes pour enfant, l’on pourrait être perplexe aux réécritures du Chaperon rouge dans la publicité où le jeu sexuel est soit en faveur soit en défaveur de la femme. Doit-elle soumettre le loup ? Échapper au loup ? Se soumettre au loup ? Aimer les loups ? Poursuivre les loups ? Et si je regarde mes plaisirs de lectrice je suis encore plus troublée. J’ai adoré l’œuvre de Süskind : Le Parfum. C’est pourtant l’histoire d’un serial killer de femmes.

La campagne de publicité d’Uber en 2016 fait froid dans le dos, car l’entreprise a été attaquée en justice plusieurs fois suite à des viols de clientes par des chauffeurs. A chaque fois les chauffeurs pouvaient être défendus par l’armada juridique d’Uber. Qui sont les loups ? La femme qui tient la bouteille tient-elle le loup en laisse pour masquer une autre laisse (invisible et à son cou) Sa jambe ainsi dénudée est-elle une victoire ou une soumission ? Le Chaperon rouge de Chanel, entre dans le coffre, vole un parfum et s’échappe. D’un geste, elle interdit au loup de sortir du coffre. Il garde les flasques de parfum. Quand les portes se referment, il hurle. Cheh nous dit le film de Luc Besson en 1998.

Ces œuvres vont du côté du tabou mais sont-elles hors-la-loi ?

Elles sont clairement hors morale, au point- d’ailleurs- que beaucoup de fin de contes ont été modifiées pour être acceptables, des passages édulcorés – on oublie trop souvent que les sœurs de Cendrillon se coupent les orteils pour faire entrer leur pied dans le chausson. On oublie aussi que dans les contes – et ce depuis le Moyen-âge – la laideur apparente est synonyme de laideur du cœur…. On oublie que les femmes, les enfants sont des proies narratives perpétuelles dans les récits.

La fiction est un espace d’expériences fantasmatiques qui viennent témoigner d’un trouble, d’un désir, d’une atmosphère mais aussi d’une époque et de ses impuissances.

Le viol de Lucrèce, Titien

Dans l’histoire de la représentation du viol, le fait s’apparente à une culpabilité féminine, à un fait-divers ou à un fantasme sadique. Oui, ce fantasme du viol existe et interdire sa représentation n’empêchera pas l’inconscient féminin et masculin de flirter avec ce tabou. Le tableau de Titien exemplifie, légitime-t-il le viol de Lucrèce ? En tout cas, Lucrèce se résume et se définit par ce viol dans l’histoire de Rome avec le conseil implicite auquel elle aurait dû penser – l’imbécile- se suicider avant… Que fait l’œuvre de plus ou de moins que son époque ? Qui punir du viol de Lucrèce ? Ce  sera une vengeance mâle qui s’en chargera, une vengeance de sang. Pas de justice. Même pas pour Lucrèce dont le viol est déshonneur de la famille et ne lui appartient pas, elle n’est plus bonne à rien, personne n’épousera la femme déflorée – avec ou sans consentement. On peut changer une mentalité en fuyant des représentations, mais oui, une représentation peut témoigner d’une mentalité.

Ainsi, il est impossible qu’un livre, un dessin, un film, etc.. qui représentent/racontent un acte criminel n’aillent pas contre un tabou. Mais est-ce aller contre le droit ? Est-ce inciter au crime ?

Je me rappelle aussi cette sculpture de Pradier qui a fait scandale car les personnages grandeur nature et réalistes représentaient avec trop de vérité  un érotisme tabou. En ce XIXème siècle on est aussi scandalisé de la représentation d’une femme allongée qui ne cache pas sa profession (prostituée), scandalisé de l’image d’une partie fine dans un jardin arboré, scandalisé aussi de la représentation de ces ouvriers et de ces ouvrières (quelle idée de représenter ces gens-là)…

On me dira, t’es bien gentille avec tes blablas d’intello mais Vivès c’est pas pareil.

C’est vrai. Vivès ce n’est pas pareil. Vivès n’a pas seulement publié des œuvres érotiques/pornographiques. Vivès peut être atteint par un droit de représentation particulier celui d’actes pédopornograohiques.

Vivès n’a pas seulement publiés des œuvres érotiques/pornographiques, il a aussi tenu des propos répréhensibles contre Emma Clit et ces faits avérés ont été impunis. Emma Clit a porté plainte mais les faits étaient prescrits. Vivès n’a pas seulement publiés des œuvres érotiques/pornographiques mais Il est coupable de ses propos délictuels.

C’est bien le problème de l’usage du sabre pour séparer l’œuvre de l’artiste. On ne sait pas où passer l’arme. Bien sûr l’on peut projeter l’arrogance d’un homme sûr de sa notoriété, jaloux du succès fulgurant de la dessinatrice, se croyant supérieur au point d’en appeler au viol de l’enfant de cette femme… Il n’a pas été puni pour cela. C’est bien dommage. Ses propos tenus contre Emma, il y a cinq ans lui sont revenus en boomerang, ses propos étaient immoraux ET illégaux. La diffamation a 3 mois de prescription. La justice n’a pu punir, le réel l’a fait. Il aurait dû lui-même demander à être châtié et espérer sauver l’artiste dans l’homme. Cette impunité silencieuse a resurgi quand un des Festivals les plus connus  de BD a voulu lui donner une carte blanche donc pleine parole. Cette lumière honorifique a créé un sentiment d’injustice et de malaise. Faut pas pousser. L’impunité d’accord mais la gloire de cette même impunité c’est la démesure de trop.

Si l’art ne peut être moral, peut-il tout dire et tout faire ? Non.

La loi est là pour ça. La limite c’est la loi, pas la morale, voilà tout. Que la justice fasse son œuvre concernant Vivès. Je ne sais si ses livres sont seulement immoraux ou s’ils sont illégaux. Il eut mieux valu que des avocats s’occupent davantage de ses livres avant publication.

La question de l’inceste et des violences sexuelles faites aux enfants ont pris une place légitime et inédite dans l’agora. Il ne s’agit plus seulement d’un tabou que l’on interdit tout en le pratiquant en douce et dans l’obscurité au cœur des familles et des institutions.

La lumière portée sur le tabou et sa transgression va exacerber une vigilance aigüe qui a soif de justice. Cette soif croise l’impunité de la prescription et la force faible d’une justice impotente.
La liberté de la parole s’est trouvée face à un mur : l’impossibilité de châtier les coupables. Trop de victimes hurlent dans le silence alourdies d’une souffrance sans limite alors que la loi est incapable de les rembourser de leur vie sacrifiée. Les agresseurs sont agresseurs depuis la forteresse sociétale qui les protègent : le huis-clos.

Alors, je peux émettre des hypothèses : Vivès a certainement joué de la frontière entre transgression, fantasme, provocation. Son talent vient peut-être de là. Sans doute porte-t-il une forme de mépris, de misogynie et de sentiment de puissance mâle, sans doute joue-t-il aussi avec la défense de ses privilèges et de ses hontes, sans doute surtout veut-il protéger tout ce qui faisait sa domination éclatante dans le milieu de la BD ;  il a joué, il a beaucoup gagné jusqu’à présent, en 2022, il est en train de perdre, ce qui l’avait élevé l’abat, triste loi de la fortune. Cheh ? Le travail de Vivès relève-t-il de l’apologie de la pédocriminalité ? Je ne sais pas. Je ne lis pas Vivès. Je n’avais jamais entendu parler de ses livres. Je ne savais même pas qu’il existait et je ne m’en portais pas plus mal. Je ne suis pas fan du porno et ma sensibilité n’a que faire de l’histoire d’un petit garçon de dix ans qui a un gros zizi et fait fantasmer le monde. La justice dira sa culpabilité si elle a les moyens d’en juger.

Par contre, je sais le silence et l’impunité des violences faites aux enfants. Je m’intéresse à ce qui structure ce silence et cette impunité. C’est l’objet de mon travail d’écriture. J’écris sur ces violences et je les déplie. J’essaie de montrer de quoi ces violences sont faites, comment elles se fabriquent. Malheureusement, ce n’est pas le chaperon rouge qui a inventé le viol, ni le petit Poucet l’impuissance de la parentalité, ce n’est pas non plus Poucette qui a inventé les mariages forcés. Là-dessus Perrault et les frères Grimm sont difficilement coupables, Andersen encore moins.

Si supprimer la représentation du mal dans le monde supprimait le mal, alors je serais à la tête d’une armée qui brûle toutes les œuvres, qui interdirait la musique, la sculpture, la peinture, le cinéma, la danse, la littérature, les jeux-vidéos, la télévision… et peut-être même demanderais-je à crever les yeux et les oreilles de l’humanité, à castrer et exciser tous les corps pour espérer que le monde  soit bon, mieux je serais la Kill Bill de tous les artistes du monde, je me tiendrais avec mon sabre en haut d’une tour tandis que tous les artistes découpés en deux seraient à mes pieds. J’aurais éradiqué le mal avec l’humanité.

Si la vente des livres de Vivès s’est envolée, il a été évincé du Festival d’Angoulème, et ses jours ne vont pas être sereins avant longtemps. Il ne se sent pas coupable, il dit ne pas l’être, alors il va faire l’expérience du sentiment d’injustice qu’il ne comprenait pas chez les autres. Il va connaître les nuits sans sommeil et la vigilance des traqués, il va vivre le déclassement, et le temps passé à combattre l’invisible.  Sans doute aura-t-il le sentiment de payer trop cher quelques dessins et quelques tweets, le sentiment aussi de payer pour d’autres. Il va comprendre douloureusement ce que c’est que « d’être au mauvais endroit au mauvais moment » comme on le dit souvent aux victimes de violences. C’est trop tard. Le réel s’est vengé. Faut-il s’en réjouir ?

Je ne m’en réjouis pas.

Écrivaine, je dois quand même obéissance à la loi qui régit la création artistique. Ce n’est pas de la censure, c’est du droit. J’ai dû supprimer plusieurs passages de mon prochain roman car – sans le savoir – j’enfreignais la loi. Oui, en écrivant sur un infanticide, j’ai écrit des passages hors-la-loi. Mon livre a été relu par un avocat et chaque phrase et chaque passage qui pouvaient porter atteinte à la loi ont été modifiés ou supprimés. La particularité c’est que mon livre concerne des gens réels, un fait-divers réel, mon droit d’écrire ne me permet pas tout.

On a le droit de penser ce que l’on veut, la loi ne peut pénétrer l’esprit et le condamner, quelles que soient les pulsions qui le traversent. L’on peut s’imaginer (à part soi) en train de coucher avec sa voisine, son chien, sa mère, son père et son Iphone, en train de tuer son patron ou sa collègue, son ministre ou son boulanger, en train de pendre Bastien Vivès par les couilles, le gland ou les tétons mais on ne peut ni l’encourager, ni le faire. Dans le même temps, l’œuvre d’art n’est pas vouée à faire (seulement) de la propagande et oui, l’œuvre d’art ne milite pas toujours pour ou contre une cause. L’œuvre d’art est une œuvre de l’esprit qui ne devient pas le réel quand elle se matérialise sous une forme ou une autre.

L’art n’est pas là pour faire la morale, dire ce qui est bien ou mal parce qu’on  ne peut désirer la justice dans le réel et la censure en même temps.

Il faut au contraire se battre pour que l’art se déploie, se battre pour que chaque enfant pratique un art, le maîtrise, se battre pour que les œuvres d’art de ceux qui n’ont ni réseau, ni connaissances, ni argent puissent être publiés, édités, visibles. L’art n’est pas un objet utile, il est nécessaire pour la pensée, c’est un besoin vital, on en a fait un accessoire, un goodies, un gadget moral. C’est dangereux et terriblement vain. Cela ne sauvera personne. Pas l’ombre d’un enfant. Il faut se battre pour que l’art traite de tous les sujets, occupe tout le réel, cherche des nouveaux mondes, cherche la beauté partout. L’art ce n’est pas de la décoration. Ni une consolation. L’art doit permettre l’expérience d’une puissance sur les forces folles des dominations de notre monde, l’expérience de la vie malgré tout, de l’amour malgré tout, malgré surtout les malheurs vécus et la mort, certitude finale du film de notre vie.

Pour autant faut-il hurler contre les associations de défense des enfants ? Faut-il hurler contre les victimes de viols et d’incestes dans le réel ?  C’est hors de question.

Rien ne m’attriste plus que le retournement de stigmates, rien ne m’afflige plus que cette propension contemporaine à la confusion entre message et messager, entre une cause et ses hurlements. L’impunité des dominants a créé les hurlements des dominés. CHEH.  On n’attaque pas les associations qui défendent les dominés, on trouve à soutenir cette cause. Qui a obtenu des droits par le murmure ? Personne. A délaisser le réel, à délaisser le droit et la protection de l’enfance dans ses moyens humains, juridiques et financiers, à soutenir la culture du silence et la supériorité des uns sur les autres on a créé un ressentiment légitime, c’est de la légitime défense.

Le cri, Munch

 J’ai grandi dans la terreur de la représentation du sexe ce qui n’a pas empêché les violences que j’ai subies. Cela ne m’a pas protégée du tout. Au contraire, j’ai grandi en proie. J’aurais voulu qu’on m’apprenne la différence entre un acte et sa représentation, une pulsion et sa réalisation. J’aurais voulu que l’on m’inculque et que l’on respecte la possession de mon propre corps. J’aurais voulu que l’on m’apprenne à lire le monde, ses rapports de force, que l’on m’apprenne la place du sexe dans la nature humaine, ses représentations, que l’on m’explique ses masques, que l’on me montre les mensonges de la morale qui protège les agresseurs. Aujourd’hui, je suis indemne de toute vengeance, j’ai de la chance, aujourd’hui je n’use jamais de la morale comme on l’a utilisée contre moi, c’est encore une chance.

Il faut pouvoir donner les moyens à tous pour penser la morale, à reconnaître ses mensonges d’état, ses mensonges religieux et sociétaux. Sinon, nous n’avons pas fini de hurler, pas fini de nous nuire, pas fini d’entendre des cris d’enfants pendant que nous tweetons.

Oui, c’est dommage que la morale vienne faire justice à la place de la justice, qu’elle vienne se venger sans empêcher le crime. Mais voilà, c’est le silence et l’impunité qui fabriquent les hurlements.

dalie Farah