Gens de Clermont VI- Lis ou jette des pierres au soleil

Gens de Clermont VI- Lis ou jette des pierres au soleil

Lis ou jette des pierres au soleil

de la lecture

J’ai recueilli la parole de près d’une trentaine de personnes au sujet de la lecture, de leurs souvenirs, de leurs plaisirs, leur manière de lire. Dans ce texte apparaissent les manies et les joies de lecteur, leurs frustrations aussi, la manière

« CHORYPHÉE- Pendant de longues années, j’ai eu honte, honte parce que je n’avais pas l’argent pour acheter les livres, honte aussi de mon désir de livre. Je rentrais dans la librairie, essayais de prendre l’air le plus désinvolte, probablement que je devais un peu hausser le menton, comme ça, et je passais entre les travées, j’avais envie de laisser glisser mes mains sur les couvertures, apprécier la densité des piles, ouvrir les livres, lire des mots imprimés, en chercher le relief, peut-être même parcourir les premières lignes et les sentir, fourrer mon nez entre les plis des pages, comparer leurs odeurs ; mais je gardais mes mains contre moi, honteuse de cette sensualité criminelle. L’achat signait la propriété, la propriété la consommation licite ; frustrée, je contenais mes pulsions, l’émoi humide de cette abondance autour de moi, que de livres, que d’érotisme, que de plaisirs. Persuadée que ma discrétion ne pouvait être totale et ma culpabilité évidente, je ne restais pas plus de vingt minutes comme pour mimer une flânerie accidentelle ; nonchalante, élégante, je prenais l’air d’une aristocrate imaginaire, probablement chopée chez Proust ou Mme de Lafayette et je finissais au rayon papeterie. Là, je cherchais le crayon, le stylo, l’objet le moins cher – hors de question qu’on pense que je ne pouvais rien me payer, je passais à la caisse, recouvrant un peu de fierté, comme pour m’acquitter du prix d’entrée de ce lieu de luxure ; je détestais que ce temps vulgaire et boutiquier s’éternise, que l’on m’observe ridicule sans livre à la main. Alors passée la porte de sortie, je pressais le pas, je courais, tout émue d’avoir été émue, tout heureuse d’avoir goûté à des plaisirs défendus. (Silence)

Aujourd’hui, lorsque je me promène dans la librairie, je suis étrangement à l’aise, j’ai les moyens de jouir de mes plaisirs, je me permets les attouchements de pages et de couverture, je me permets le temps long, surtout, je sais quoi faire en écrivaine qui désire écrire, au milieu des livres, c’est l’eucharistie joyeuse qui transforme les mots en élan de vie, j’en suis ivre.

En mimétisme de mes lectures qui me faisaient lire les gens, je crois que j’ai commencé à écrire les gens de ma ville dès que j’ai commencé à écrire. J’ai encore les carnets de mes balbutiements. A 19 ans, je lis un recueil de James Joyce, Gens de Dublin, je me souviens notamment d’une femme incapable de quitter sa ville malgré son présent douloureux. Sans doute me suis-je vue enfermée moi aussi, enfermée car incapable de quitter les abords de mon Impasse Verlaine que j’avais pourtant fuie. Je n’ai jamais quitté Clermont-Ferrand. C’est ma ville et je suis de ces gens-là aussi. J’aime ma ville, elle recèle pour moi des possibles infinis de littérature.

Comme écrivain public, ma démarche est d’écrire pour. Non pas « au nom de », ni même « à la place de », mais de mettre au service des habitants un artisanat qui m’est cher : l’écriture. Ainsi, je travaille très souvent avec des associations ou des instances qui ne sont pas à proprement parler des lieux de production culturelle. Cette fois, je me suis retrouvée dans une librairie à écouter les lecteurs et les libraires. L’art est dans la ville, dans les gens, je l’ai toujours su. Je les rencontre, je les écrits et je les lis avec mes compagnons musiciens et comédiens. »

Delphine Grept- Constance Mathillon- Sylvie Amblard- Béa Chatron- Manu Bigeard- Max Antar- Seb Saint-Martin