Ils ne nous méritent pas

Ils ne nous méritent pas

Ils ne nous méritent pas

Je sais qu’il ne faut pas écrire sous le coup de l’émotion. Je sais que cela produit rarement de la littérature, je sais que la polémique est un substitut à la vraie pensée, une diversion au combat politique, je sais que l’actualité des faits a été détrônée par l’actualité des bons mots et des âneries formulées en slogan, je sais qu’il ne sert à rien d’écrire contre cette arnaque, je sais qu’il ne faut pas participer au brouhaha contemporain qui singe la discussion en multipliant les agitations verbales misérables, je sais qu’il ne se fera rien de constructif car la machine économique abat les murs qui protègent, construit des digues qui tuent ; je sais que je ferai mieux de la fermer mais je suis fatiguée aujourd’hui, je suis fatiguée de l’indécence des injustes et des ignorants qui se font savants depuis leur bêtise et leurs préjugés, fatiguée de ces postures qui élèvent les profs assassinés en martyrs et les vivants en feignasses.

Vous ne nous méritez pas. Oh, nous ne sommes pas des saints ni des génies, mais enfin, vous les voyez les conditions de travail, les conditions d’enseignement, vous la voyez la misère qui se gave des vies d’enfants, vous la voyez la tristesse qui bouffe les corps adolescents ?

Je suis une aristocrate, je travaille dans un petit lycée tranquille et même là, je dois affronter l’absurde dans sa violence aveugle.

Vous ne nous méritez pas. Vous ne les voyez pas ces profs idéalistes qui enchaînent les projets sur leur temps personnel, ceux qui multiplient follement les actions bénévoles, ceux qui ne connaissent pas la limite de leur dignité et acceptent toutes les conditions, ceux qui acceptent toutes ces réformes absolument stupides et assassines d’un service public en déréliction.

Vous ne nous méritez pas. On devrait se tenir debout et tout arrêter. Dire STOP. Nous sommes lâches de nos fatigues et de nos crédits auto et immobiliers, des coups reçus, des humiliations, nous sommes effrayés par le désordre que nous pourrions créer, nous sommes effrayés par notre puissance, cela nous rend faibles.

Vous ne nous méritez pas. Vous les voyez ceux qui gâchent leur intelligence, leur savoir, leurs forces, leur vitalité à sauver ce qui est moribond, vous les voyez compter leurs sous, attendre le soir, travailler pendant les vacances, voir arriver des changements de programme au mois d’août, refaire leur cours en catastrophe, participer à des conseils de disciplines où toute la misère du monde se déploie en impasses infinies ?

Vous ne nous méritez pas. Vous ne voyez pas le courage des journées où l’on compte ses défaites comme les minutes, ces autres journées où l’on se réjouit d’une petite victoire, d’un sourire, des gamins qui ont l’air d’être heureux ?

Vous ne voyez rien, aveuglés par la gourmandise du désastre choisi, de cette école vidée de ces profs après des suppressions de postes, vidée de ses moyens, vidée de tout sens après le passage de ministres aussi stables que des girouettes en plein vent.

Vous voyez les équipes de direction, les administratifs faire plus avec moins et relayez la violence reçue à tous les étages ? Vous les voyez ceux qui jouissent de cette violence et ceux qui n’ont pas les moyens d’y échapper ? Vous les voyez les agents, dont les salaires n’augmentent pas et pour qui le nombre de tâches s’élève en continue ? Vous les voyez les corps fatigués ? Vous les voyez ces concours qui n’attirent plus personne, ces démissions de plus en plus nombreuses ?

Oh vous ne nous méritez pas. Il n’y pas de justice sociale sans services publics puissants, il n’y a pas de justice sociale sans solidarité, sans engagement à la justesse. Mais que ferez-vous de la solidarité qui ne produit aucun bénéfice ? Que ferez-vous d’un vrai service public qui tue vos plus-values ?

Tout est à refaire, nous fabriquons et creusons des inégalités, nous sommes complices de cette école qui détruit une masse pour en élever quelques uns. Nous le savons, nous continuons, enchaînés et dépendants de cette foi folle dans le savoir, dans cette mystique de l’éducation.

Vous ne nous méritez pas. Vous crachez, vous tordez vos bouches de mensonges, vous n’écoutez aucune voix du réel et fantasmez des propositions qui ne sont que des slogans grotesques et droitiers.

Je ne connais pas tous les profs, je ne jure pas de leur entière noblesse, de leur entière probité, mais j’en connais tellement qui usent leur vie à servir un ministère qui les insulte sans scrupule.

Non, madame, monsieur, Vous ne nous méritez pas.

Vous ne nous méritez pas et vous le faites exprès. C’est ce que vous voulez.

Je la vois cette école publique que vous désirez privée et soumise au marché. Vous la rêvez n’est-ce pas ? Une école publique totalement paupérisée où les pauvres mettront leurs enfants, où les profs seront en CDD, payés à l’heure et à la docilité, je vois aussi ces écoles privées petits champignons d’automne classés par ordre de grandeur en fonction du salaire des parents.
Je les vois bien, elles existent déjà.

dalie Farah