Je suis candidat me dit Jean-Pierre. A quoi ? A mourir du corona.

Je suis candidat me dit Jean-Pierre. A quoi ? A mourir du corona.

Je suis candidat me dit Jean-Pierre. A quoi ? A mourir du corona.

Texte écrit lors du premier confinement-suite à un échange* avec Jean-Pierre* médecin généraliste à Toulouse.

J’avais promis pas de texte.  Pas de coaching humanitaire et injonctif. Pas de texte éroticopoétique sur le Puy de Dôme qui me caresse l’échine tandis qu’un écureuil me lèche les orteils.

A l’heure où certains se rendent compte qu’ils ont une vie et qu’elle n’est pas immortelle d’autres persistent dans une mythologie du self récit universel, si vous le voulez bien, je vais vous raconter Jean-Pierre.

Il y a eu un avant.

Jean-Pierre a 65 ans, trente ans de médecine ; d’une mère d’abord pétainiste il a une demi-sœur franco-allemande et d’un père bourgeois et riche une autre sœur disparue. Jean-Pierre a le passé qui digresse parce que sa vie a plus de carrefours que de rues. Son père avait plusieurs manies notamment celle de mettre régulièrement fin à ses jours ce qui a porté ses fruits. Il a fini en légume dans un fauteuil. La mère fut veuve et les enfants orphelins.  Jean-Pierre a pu passer deux ans à la DDASS dans un centre bien nommé Enfant-Roi parce que c’est là-bas qu’on lui a enfourné de l’épinard en lui pinçant le nez pendant une demi-journée. Il en garde un souvenir en degueuli, ne lui présentez pas de la feuille verte même en peinture, ça le rend nerveux. Au centre de l’Enfant-Roi, il y avait l’océan mais il a tout oublié sauf les épinards. On va pas insister.

Il y a eu une suite.

Jean-Pierre a l’adolescence du bon en maths et nul en orthographe qui en 6ème rattrape le coche en lisant Pagnol ; un Pagnol interdit et pas de son âge lui dit sa sœur, y a Marius qui couche avec Fanny. C’est bien par celui-là qu’il commence et il ne s’est pas arrêté depuis.

Sa carrière à quelque peu évité une scolarisation en ligne droite ; d’une part Jean-Pierre aime le désordre et vire à gauche toute. D’autre part en Terminale, au lieu de passer le bac, il va à des concerts où il s’occupe avec quelques amis de péter les portes d’entrée quand le tarif est trop élevé. Paraît que Ferré a pas aimé. Il y a des contre-cours à l’extérieur du lycée, l’essentiel est ailleurs, il refait le monde, voyage et lit Kérouac, on ne peut pas tout faire. Dans sa communauté il est le seul à bosser, grâce à un grigou du coin il monte des meubles en kit. Ikea n’est pas encore là.

Il y a eu un après.

Il est à la CNT, la gauche des anarchistes qui craignent le pouvoir, même le leur. Les tracts, il pratique. Mais le pouvoir, il n’aime pas. Jouir de savoir pour dominer, ça lui convient pas. Dès qu’il le comprend, il arrête le mégaphone et les injonctions à manifester ; il a une femme et elle est enceinte faut travailler. Et peut-être des études et tiens le bac au fait ? Il a 23 ans, se remet aux maths, à l’anglais, à la philo et bim il tombe sur Sartre ; le texte pas le philosophe. On trouve ça prétentieux on ne veut pas lui donner le bac, il prétend que c’est pour dépanner un petit concours interne de rien du tout. Finalement bachelier, il renonce au journalisme, (trop cher trop compliqué) devient pion et fait médecine réussit grâce à ses notes de maths et de statistiques, 8ème sur 900, c’est le score ; il est heureux comme urgentiste, un cowboy en blouse blanche, la bourse ou la vie ? La vie, on l’aura compris.

Il y a eu l’inédit.

Après son stage chez un généraliste il est convaincu, la bourse ok, la vie bien sûr mais le lien, c’est mieux. Il veut revoir les gens qu’il soigne. D’ailleurs au passage, ça fait trente ans qu’il soigne Michel, il le voit tous les mois, un de ces hyperactifs de la retraite investis dans plein d’associations ;  Michel a survécu à des problèmes cardiaques, une embolie et un AVC. Aucune séquelle. Et tiens la semaine dernière justement l’infirmier qui passe le voir notamment pour l’anticoagulant ben il apprend que Michel, 83 ans, est tombé sur le dos. Il a mal au dos. Encore trois jours après. C’est pas compliqué c’était pas ça, Michel avait le Corona qui lui bouffait les poumons. L’homme souriant, dynamique avait une saturation à 70, Jean-Pierre me dit, c’est la catastrophe, il est mort trois heures après. Et sa femme Monique, pour la petite histoire, elle est paraplégique, c’est Michel qui s’en occupait, et là Monique est en réa, à cause du Corona.

Peur eux, il n’y aura pas d’après.

Il l’avoue, l’année du concours il fumait des joints, et aussi, il a eu des histoires avec des flics au sujet d’un sac de plâtre qu’il aurait fauché, il a quelques faits d’armes, c’est avec un pote à lui qu’ils ont mis le bordel à Mirepoix à réclamer que les dortoirs du lycée soient mixtes, il y a eu un texte dans Libé, la télé et la radio sont venues, c’était la révolution et ça le fait bien rire à y repenser et à me le raconter.

Il y a eu aussi cet avant.

Un an, un an, un an que ça gueule chez les soignants et ça l’agace à se sentir impuissant Jean-Pierre. Un an que ça dure, bon, y a ceux qui applaudissent à 20h  mais on leur tapait dessus il y a quelques mois ; les moyens, les moyens, c’était pas compliqué à comprendre, neuf cents médecins qui démissionnent, c’est pas invisible, des infirmières qui n’en peuvent plus, des aides-soignants qui n’en peuvent plus, le disent, l’écrivent, font des chansons, des flashmobs, des vidéos, des pétitions, ça devrait se voir, ça devrait sauter aux yeux des aveugles et atteindre les tympans des sourds, non ?

On en parle de la pression pour administrer des neuroleptiques en EHPAD, de la contention forcée entre la table et la télé, on en parle ? Des gens à la place du Risperdal, c’est ça des moyens, un système de santé, c’est pas un pansement que tu colles en pleine hémorragie, c’est une structure que tu solidifies année après année ; c’est l’inverse qui s’est fait. L’inverse. Parce que la santé publique, c’est des moyens, et les moyens, c’est du matériel et des gens.

Et s’il n’y avait rien après ?

Je suis candidat me dit Jean-Pierre. A quoi ? A mourir du Corona, 65 ans, Médecin, homme, fumeur ; il correspond au profil. Parce que le Corona, il me le dit tout simplement on ne sait pas qui c’est. On conjecture, on suppute, on suppose, on hypothèse et hypothésise mais on ne sait rien. Parce que le savoir en médecine, ça prend des mois et des mois et là on ne les a pas. Pourquoi ça tue pas les enfants ? Et pourquoi plus les hommes que les femmes ; on ne sait pas. Et s’il y avait deux souches ? Une méchante et une très méchante. Le Corona est incohérent, et c’est plutôt inquiétant.

Il y a eu des signes avant.

Parce que, on est surpris, mais y avait pas de quoi l’être, même Bill Gates l’avait annoncé, la pandémie, c’est pas une nouveauté séculaire. Pas la peine de faire de la rhétorique, de croire qu’il y a la guerre après avoir prêché, avec arrogance, une économie plus forte que la vie. Ça prendra pas quinze jours, ça sera des mois, parce qu’en France, on a quand même tardé et niveau stratégie c’est pas plus cohérent que le Corona.

La semaine dernière, c’est un couple, marié, Mireille débarque, sans masque que dalle, dans le couloir Jean-Pierre lui parle, ça fait trois jours qu’André a 40° ; 70 ans, des universitaires, bon, on veut pas le prendre au SAMU, ben, Jean-Pierre donne son portable, on surveille, la fièvre tombe à 38°5, passez  le moi, nickel, pas d’essoufflement, il parle normalement. Puis la nuit, épisode de confusion, coma artificiel, Corona.

Pour André, pas d’après.

                                                  Si Mireille survit, il y aura un après.

Et maintenant ?

Les centres COVID, ça part d’un bon sentiment, mais enfin, Xavier qui est infirmier ne veut pas aller y travailler. Il y a réelle mise en danger. Le circuit patient n’est pas adapté, la salle n’est pas ventilée, pas de matériel ; les soignants doivent apporter leurs gants, leurs masques, leurs chaussures et des tenues qu’ils doivent laver chez eux. Pas de matériel de désinfection des surfaces. C’est dangereux, Xavier ne veut pas y aller et Jean-Pierre comprend bien. Sans tests massifs, sans protections, sans exploitation des pistes thérapeutiques, c’est pas près de se calmer. Y en a pour des mois, c’est bien pour la pollution et les chiens qui ne sont jamais autant sortis se promener.

Y aura-t-il un après ?

Des Corona, le monde en est plein, le Corona mute, le Corona a des frères et des sœurs, et le Corona ne va pas que tuer ; on appelle à l’unité nationale et à l’espoir parce qu’il serait désespérant de croire avec Jean-Pierre que le seul hasard, c’est la date d’arrivée du Corona ;  pour le reste tout était prévisible, on ne démantèle pas un système de santé pour espérer qu’il fonctionne. Les politiques ont fait un pari sur la santé publique, ils l’ont perdu ; et les gens viennent de se rendre compte que l’argent de l’état c’est le leur, que les affaires publiques sont les leurs, que les représentants ne sont là que pour représenter et qu’il serait pertinent que leur décision conforte la puissance publique au lieu de l’affaiblir ; à se demander si ces gens-là ne se comportent pas comme le Corona.

Il n’y aura pas d’après, parce qu’aucun mal historique n’a disparu avec la conscience de son horreur ; il n’y aura pas d’après parce que sitôt qu’un mal pénètre dans nos consciences, la peur qui lui correspond trouve sa place et ne part jamais ; il n’y aura pas d’après car le goût du confort, la crispation sur les possessions président depuis toujours à la croyance au bonheur. Il n’y aura pas d’après, parce que, soyons honnêtes, tout était déjà là avant.

Pourtant, si le confinement dure des mois et des mois, que les victimes se comptent en dizaines et dizaines de milliers, on pourra dire, c’était avant, avant le Corona. Faut-il espérer qu’on en arrive là ?

dalie Farah

* Je connais Jean-Pierre via Facebook, un des premiers lecteurs de mon roman, texte écrit suite à une conversation téléphonique qu’il a bien voulu m’accorder, je l’en remercie ici.