Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas – ou la mort prophétique de l’enfance.

Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas – ou la mort prophétique de l’enfance.

Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas – ou la mort prophétique de l’enfance.

Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas – ou la mort prophétique de l’enfance.

Une lecture du Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas d’Imre Kertész

La mort de l’enfance est le deuil impossible quand cette enfance évoque des nostalgies d’amour ou au contraire quand elle raconte des peines ou des douleurs inavouables. Mais il est simple de tuer un enfant. De mettre à mort des milliers d’enfants dans la quiétude de nos jours ensoleillés ou pluvieux. La corpulence de l’enfant, ses jambes et son cou, ses mains et sa nuque, sa peau et ses cheveux n’ont rien d’autres pour se défendre que le bouclier d’un adulte. Souvent cet adulte est l’arme qui tue ou il est celui qui n’a pas pu protéger.

La manière dont meurent les enfants de la main des adultes ne diffère pas, ni dans le temps, ni dans l’espace. J’ai beau retourner la question dans tous les sens, je n’ai pas la capacité à envisager la mort d’un enfant comme un acte de résistance ou de légitime défense, comme une fatalité. Pourtant, oui, le corps de l’enfance est souvent l’alibi et la victime de nos guerres.

Je viens de lire un livre bouleversant incroyable de justesse, de vérité, de contemporanéité. Je l’ai lu dans un souffle heureux et brisé de larmes qui ne sont pas venues. Ce livre est l’écriture d’un chagrin calme et immense : Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas d’Imre Kertész.

Le Kaddish est une prière aux morts, je n’en avais jamais entendu parler avant qu’un ami m’offre ce livre. Cet ami retraité, les sanglots coincés dans sa gorge d’enfant, venait de lire Retrouver Fiona. Mon livre répétait-il lui brûlait les mains, parce que la mort de l’enfant brûle nos mains toujours plus ou moins coupables, mon livre, tombeau poétique lui rappelait celui d’Imre.

Aujourd’hui, je comprends pourquoi. J’écris : « L’enfance n’aime pas les enfants. » parce que l’enfance tend toujours un piège à la vulnérabilité enfantine, elle est toujours à genoux, face au désir de domination du plus fort.

Pendant que nous ergotons sur les mots, que nous choisissons nos camps, que nous contemplons nos intérêts, nos filiations politiques ou ethniques, des créatures humaines qui ne choisissent pas où elles naissent sont prises en otage de nos viles trahisons. Mon silence est celui de la sidération, celui de la désolation, de la consternation. Les délires éditoriaux m’arrivent comme autant de grimaces moribondes et grotesques. Je ne vous écoute pas. Je vois les images de ces enfants, et je ne vous entends pas.

Ce n’est pas qu’une simple mièvrerie, une sensibilité pathétique de femme faible et émotive, même si je suis cette femme-là, c’est une profonde et intense incompréhension des brouhahas du monde. Je continue de vivre, d’accomplir ce que je dois accomplir mais un murmure ne me quitte plus.

C’est en lisant Imre Kertész que je l’ai compris. Imre Kertész m’était inconnu lui aussi, il écrit dans un monologue lumineux la voix d’un homme qui ne veut pas  d’un autre enfant. Il est question de judéité, question de souffrance mais aussi de rédemption coupable, de l’impossibilité de sortir de la geôle de la Shoah.

Le personnage, écrivain hongrois, s’interroge sur le sens de sa vie et nous raconte ce qu’il a vécu :

« Au cours de ces années, j'ai pris conscience de la nature véritable de mon travail qui n'est fondamentalement rien d'autre que de creuser, continuer et finir de creuser cette tombe que d'autres ont commencé à creuser pour moi dans les nuages, dans les vents, dans le néant. »

Dans une mélancolie poignante, il dépeint l’abîme de sa vie, pétrie d’amours impossibles et de hontes enfantines. Il est le garçon solitaire de l’internat, il est aussi le rescapé d’un camp, le passager d’un train de la mort. Sa survie n’exige pas la vengeance mais l’acceptation de cette insondable prière. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.

C’est ce murmure que j’entends sans répit et qui éloigne de moi les discours sans vergogne qui calculent et justifient, qui défendent et s’indignent dans des géométries honteuses.

Ce livre m’a bouleversée parce qu’il me rappelle que les livres ont déjà tout dit et que cela ne sert à rien. Pardon mais il faut beaucoup de mauvaise foi pour ne pas comprendre que nos indifférences sont impardonnables, beaucoup de mauvaise foi pour croire qu’une mort d’enfant est une rétribution à une injustice. Il faut un esprit vengeur et sans pitié quand on peut arguer qu’un massacre a une nécessité, que cette nécessité est un droit. Mais le pire, ce sont ceux qui sans passion vengeresse le répètent posément, le répètent en haussant les sourcils l’air de dire, vous ne comprenez pas.

Ne me donnez pas de leçon d’histoire récente ou ancienne, je les connais. Comprendre l’histoire, c’est aussi comprendre comment elle se fabrique et qui la fabrique, il n’y a pas de forces fatales, des Dieux qui jouent aux échecs, mais des êtres qui se partagent le monde comme des goinfres insatisfaits. La paix civile et sociale ne sont pas des utopies, elles sont le renoncement à la cupidité, elles sont impossibles.


Plus de détails

Guerres et conflits en cours en 2023 du plus foncé au plus clair : Guerres majeures, plus de 10 000 morts par an Guerres et conflits, entre 1 000 et 10 000 morts par an Conflits mineurs, entre 100 et 1 000 morts par an Escarmouches et affrontements sporadiques, moins de 100 morts par an

Laissez-moi prier, laisser moi inventer cette prière-là, cette prière pour les enfants, je me lasse de vous écouter ; je me lasse de regarder le compte de l’innocence qui tombe sous les coups, sous les bombes, sous les balles.

Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, c’est la prophétie du péché infini de l’occident. Il y a des crimes qui ne se rachètent pas, au lieu de le reconnaître, il y a toujours cette tentation d’en être remboursé, rétribué. On n’apprend pas à sublimer le malheur, on se contente de ménager des intérêts financiers et militaires, à nourrir les passions haineuses pour récolter un sang nouveau. C’est le sang qu’on choisit toujours, le sang du vulnérable, si possible celui de la pleine innocence, celui de l’enfance.

Comme dans un temps immémorial, on sacrifie l’enfant sur l’autel et on hurle à la légitimité de tuer au nom des Dieux. Les dieux pleurent, impuissants, eux aussi récitent des prières, ils ne peuvent rien contre ceux qui kidnappent leur nom pour tuer.

Imre écrit :

« Et assez enfin de répéter qu'Auschwitz ne s'explique pas, qu’Auschwitz est le fruit de forces irrationnelles, inconcevables pour la raison, parce que le mal a toujours une explication rationnelle, il se peut que Satan en personne, ou bien Iago, soit irrationnel, mais ses créatures sont des êtres parfaitement rationnels, on peut déduire tous leurs actes, comme une formule mathématique ; on peut les expliquer par l'intérêt, la cupidité, la paresse, la volonté de puissance, la concupiscence, la lâcheté, telle ou telle satisfaction instinctive, ou en dernier lieu, en désespoir de cause, une folie quelconque- paranoïa, manie dépressive, pyromanie, sadisme ou autre, nécrophilie, que sais-je encore, par laquelle de nombreuses perversités, et peut-être toutes a la fois. Ce qui est réellement irrationnel et qui n'a pas vraiment d'explication, ce n'est pas le mal, au contraire : c'est le bien »

Je suis si fatiguée, si fatiguée. On combat ceux qui luttent pour les défendre, on les emprisonne ; on les assassine, on contient leur parole de paix, on la juge contraire au bon droit de la vengeance.

La mort s’explique toujours pour les mêmes raisons, il n’y a pas de mystère à ces massacres. Regardez la carte. Regardez les chiffres.

Ils sont partout les enfants qui meurent de nous.
Il nous reste la prière et je me fous de la langue dans laquelle on doit la prononcer, je me fous du culte laïque ou religieux qui la prononce, mais je ne voudrais pas que toute l’humanité en soit toujours et encore là : être terrifiée au point de ne plus désirer la vie, au point de ne plus faire naître un enfant de peur qu’il soit l’objet d’une vengeance ou d’une conquête.
Ne m’insultez pas, ne me demandez pas pour quels enfants je prie.

dalie Farah