La profondeur de l’eau de Jessica Martin avec François Beaune.

La profondeur de l’eau de Jessica Martin avec François Beaune.

La profondeur de l’eau de Jessica Martin avec François Beaune.

La profondeur de l’eau de Jessica Martin avec François Beaune.

Un art – louche –

L’art d’écrire est un art variable, et François en offre – à chaque livre – un nouvel angle, un angle de biais, un angle « louche ». Dans La Profondeur de l’eau, le lecteur parcourt un fait tragique, un infanticide. Je vous vois vous crisper. Ah non, encore. Ben si. Comme Retrouver Fiona, mon dernier livre.

Nous faisons le même métier avec François, nous avons les mêmes tocades mais pas le même artisanat. François travaille avec des enregistrements, j’en suis incapable, François peut diffracter sa plume, offrir des portraits où il s’efface, j’en suis incapable. Si ma fascination pour l’affaire Fiona peut sembler trouble car elle est reliée à ma propre histoire, elle l’est, si mon enquête de dix ans a pu embarrasser par sa plongée radicale dans mes ombres comme celles des accusés, ici, c’est une toute autre approche qui est au cœur du livre.

La Profondeur de l’eau évoque une plongée dans l’histoire d’une femme, une plongée qui permet au ciel et à l’eau de se toucher à travers la lumière d’un être ordinaire, une femme qui a vécu – comme tellement d’êtres ordinaires – la dévastation de l’extraordinaire.

Jessica Martin

La voix que nous entendons est celle de Jessica Martin. Qui est-elle ? Elle est un avatar, un pseudonyme commun pour François Beaune et « l’héroïne » du livre qui désire rester anonyme.

Chaque année, en novembre, Jessica va fleurir la tombe de son frère Jérémie, mort à 6 ans. La mère de Jessica et son beau-père sont en prison. Face à elle, le dossier d’instruction, ses souvenirs et son présent. Elle va enquêter et raconter, elle parle, à nous, à François, elle se raconte et cherche à se comprendre, à nous faire comprendre – un peu – ou au moins à dire, juste à dire ce qui s’est passé.

Dans des chapitres très courts, toute la force faible de Jessica dépose un bout de récit, comme les pierres d’une Poucette esseulée. J’avais écrit « L’enfance n’aime pas les enfants. » Jessica le prouve comme tous ceux qui écrivent sur ce moment-là de la vie. La tragédie enfantine tisse ses multiples causes à travers une voix calme, parfois ironique, le vrai malheur ne manque jamais d’humour.

L’entresort : pari littéraire et social

Conversation à bâtons rompus, roman à la composition mosaïque, le texte se lit dans un souffle résolu et paisible, réfléchi, sans caricature. François recueille une parole qu’il écrit avec, il ne met pas en scène une présence écrivaine messianique si courante dans l’écriture sociale, il est là mais n’est pas le sujet. Il est devenu objet second, comme on le disait en grammaire. François collecte au hasard de la vie et affirme une co-auctorialité, il fonde une éthique qui lui est propre où sa place d’auteur est comme un épiphénomène dans l’écriture d’un livre. Il n’est pas le premier – ni le dernier – à composer sa comédie humaine, une galerie de portraits, le dessein de présenter l’humanité sous formes de caractères ou de personnages c’est le lot de la littérature, la spécificité de François est d’en faire une théorie esthétique liée à une éthique : l’entresort.

« Les êtres humains sont étonnants, et il faut leur donner la place de l’être, un espace livre que j’appelle Entresort, qui leur permet d’exprimer la complexité de ce qu’ils ont à dire.»

François Beaune

Le récit de soi : combattre et (se) convaincre d’exister

Lire La Profondeur de l’eau, c’est rencontrer Jessica, être à ses côtés, la considérer et accéder à une profondeur de pensée peu commune. Nous sommes émus sans être écrasés par son malheur, l’on perçoit la désespérance des êtres, la vitalité de l’enfant, sa vulnérabilité. Est peint aussi le mouvement de la violence, son entêtement, son totalitarisme.

Je ne sais pas si « la vie se joue à un point près, comme un combat », mais la comparaison guerrière se manifeste en permanence dans la vie de Jessica. Les forces adverses sont multiples et sans répit : parents, voisins, copains, mentor, amants…

Dans le livre, on accède à des extraits du dossier d’instruction comme pièce à conviction – au sens littéral – Jessica peine à se convaincre de ce qui a eu lieu. Elle doit résoudre des évidences et des mystères. Qui est son père ? Pourquoi Jérémie est mort ? Comment ? Quelle responsabilité a sa mère ? Jessica peut-elle aimer sa mère ? Dans cette déposition -encore au sens littéral – se déposent les faits et leurs causes dans une vérité bouleversante. L’amour est ambivalent et Jessica s’interroge sur le père de ses enfants. Comment a-t-elle appris à aimer ? Que doit-elle aux familles d’accueil qui ont modulé sa vie ?

L’amnésie et le souvenir ont refait l’histoire, il est temps de l’écrire avec vérité, sans se cacher de ses hontes et de ses peines. C’est le pire. Il ne s’agit pas – seulement – de libérer sa parole mais de se libérer (de) soi.

Jessica est une femme, une « héroïne » dit la quatrième de couverture en lutte contre « le déterminisme social. » Peut-on lutter ? Un déterminisme n’est-il pas là pour en aider un autre ? L’histoire d’une créature humaine et spécifiquement d’une femme n’a pas le choix de se plier, d’être pliée dans des structures déterminantes, Jessica s’en sort-elle ?

« L’entresort » de François Beaune lui offre pour ses 44 ans une existence suspendue, une échappée littéraire. Le livre paraît ce deux janvier 2025 aux éditions Albin Michel.

Alors, on fait du bruit autour de Jessica Martin, on parle du livre, on le lit, on permet aux silences de l’enfance abîmée d’être entendus.

dalie Farah