La Source des Fantômes, « récit percé » en douce intensité de Yamina Benahmed Daho

La Source des Fantômes, « récit percé » en douce intensité de Yamina Benahmed Daho

La Source des Fantômes, « récit percé » en douce intensité de Yamina Benahmed Daho

La Source des Fantômes, « récit percé » en douce intensité de Yamina Benahmed Daho

Le roman commence en roman initiatique ; écrivaines, nous sommes toutes à un moment ou un autre obligées d’arpenter la source, l’enfance. Ecrivaines déracinées, nous sommes forcées à un moment ou un autre à arpenter nos sources. A désirer étancher quelque chose qui nous assèche la voix et nous étreint la peur : le passé. Ecrivaines dont l’arbre généalogique trouve rhizome en Algérie, nous sommes confrontées aux ombres et aux fantômes imposés par l’histoire.

Yamina Benahmed Daho ecrivain photographiée le 9 juin 2023 Photo : © Francesca Mantovani

Yamina Benahmed Daho raconte une histoire qui pourrait faire écho à la mienne, qui pourrait me procurer un sentiment de sororité, de familiarité. Oui, il y a des mots qui comptent double quand j’entends ses mots d’enfance qui sont les miens, les années 80 sont celles de mon adolescence aussi. Pourtant, ce n’est pas ce qui se joue dans ce livre. Yamina commence doux, commence simple, commence par la description de cette ville de Vendée, Fontayne, de son voisinage, des habitants. Somme toute Yamina est juste née en France dans une famille aimante de Vendée.

Et c’est ce qui est beau. J’ai lu avec exotisme les moments d’amour entre la mère et la fille, je me suis lovée dans les bras de la mère et j’ai mangé les crêpes du père, rit aux blagues du frère, de la sœur, des voisins. La présence discrète de la narratrice est celle d’une petite fille, puis adolescente qui observe et vit le cours et les distorsions du temps là où elle a grandit.

L’écriture est d’abord assez sèche, on dit « blanche », comme une forme de description clinique, puis elle gagne en force, en légère ironie. Yamina Benahmed Daho écrit en crescendo. Le récit s’amplifie sans hyperbole, enfle sans exagération, prend l’élan d’une nostalgie calme et déterminée. Le récit familial n’est pas découplé du récit sociologique, des marqueurs de vie qui viennent frapper l’existence des habitants du lotissement : rencontre, amours, licenciements, grèves.

Alors que j’écris ce texte dans le train de retour de Chambéry, un jeune homme se mange les ongles en cannibale fanatique, il regarde un film de boxe sans le son. J’aperçois des images d’arabes et de noirs qui se fightent au rythme des automutilations canines de mon voisin de banquette. Je ne sais pas pourquoi mais cela me fait penser à l’attention que porte l’écrivaine à ses personnages.

Sans aucune morgue, sans aucun grognement, elle décrit son père harki, à qui l’Algérie est proscrite. Elle décrit tout l’amour de ce couple exilé et déraciné à jamais, les photos sur les meubles où les ancêtres sont sans nom, car le prix d’une trahison est le bannissement. Cette trahison est celle d’un homme désargenté, d’un homme qui n’aura pour preuve de son engagement que la trace de son matricule dans un hôpital. Lors d’une patrouille, il se trouve face à des corps pendus et mutilés. Il se met à vomir jour et nuit. Voilà pour la guerre.

Yamina Benahmed Daho ne plaide pas, elle raconte sans emphase une bout de France,  celle de ses parents, celle de ses voisins, de sa ville. Elle vient contrer les faux-récits qui tordent l’histoire, elle vient affirmer avec beauté l’existence de créatures qui méritent amour et tendresse ; elle ne nous cache pas les ombres et les fantômes, elle ne peut qu’écrire l’amour de ses parents, c’est ce qu’elle a vécu. Dans cette famille, on prépare des mojettes vendéennes avec des merguez, c’est ainsi que se fait l’histoire avec les gens qui la vivent.

Au fur et à mesure du roman, on est envoûté par l’écriture à la fois douce et intense de l’écrivaine. Des chapitres émeuvent aux larmes, d’autres font rire. La chronique de ces jours d’enfance ne minimise pas le réel, ne cherche pas non plus un faux-héroïsme du bon vieux temps, elle vient dire ce qui doit être dit. Et surtout ce qui peut l’être.

L’expression « récit percé » caractérise les récits des parents faits aux enfants. La narratrice croise « ses sources » pour tenter de reconstituer des bribes. Elle accepte que cette mémoire ne soit plus, n’ait pas le droit d’être. Cette impossibilité d’histoire est absolument poignante. La manière dont ce couple habite un espace qu’ils n’ont pas conquis est poignant. Ils tentent la vie et la famille et semblent l’avoir réussi. Yamina distille cette tendresse reçue, c’est con mais ça m’a fait du bien cet amour, la possibilité d’être aimée ainsi.

Les derniers chapitres m’ont emportée, touchée et je nous ai imaginées, écrivaines rhizhomées d’Algérie en partance pour là-bas. Ensemble pour l’écriture d’un texte que l’on garderait secret, un texte de ce retour impossible sur cette terre qui a fait nos parents et dont le sang ne semble pas vouloir sécher. Aïn Tolba pour Yamina. Aïn Beïda pour moi. Il ne s’agit pas d’être exorcisée, ni assignée, ni assimilée, il s’agit d’exister.

Aïn Tolba, c’est la source des fantômes, Aïn Beïda, c’est la source blanche.  Ecrivaines de littérature française, nos sources ne tariront pas, elles nous feront écrire et revendiquer notre existence matérielle en ce monde. Yamina Benhamed Daho existe, elle écrit et c’est une bénédiction.

dalie Farah