Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant, plongée dans les ombres des ombres de la Shoah et du IIIème Reich.
20 janvier 2023 2023-02-05 12:11Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant, plongée dans les ombres des ombres de la Shoah et du IIIème Reich.
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant, plongée dans les ombres des ombres de la Shoah et du IIIème Reich.
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant, plongée dans les ombres des ombres de la Shoah.
Écrire les mémoires douloureuses
Lorsque j’ai commencé le livre de Gaëlle Nohant, m’est revenu cet étrange souvenir lors d’un salon en 2020. Je suis assise à une table, un peu esseulée, c’est mon premier roman et des personnalités aimantent le public. Mais je suis bienheureuse, la compagnie est bonne et ma foi, je ne vais pas me plaindre. J’aperçois au loin une femme au physique généreux, elle me regarde. Je n’ai que cela à faire, j’observe son comportement. Après des mouvements divers, la voilà qui s’avance vers moi dans une diagonale résolue. Yes, je vais pouvoir faire une signature. Lorsqu’elle est devant moi : « J’ai aimé votre livre, mais je n’ai pas voté pour vous. » Ah répond l’intéressée, et pourquoi ai-je ajouté. « Parce que les trucs là, les histoires des Arabes et aussi des Juifs, j’en ai marre. » Ah d’accord, se soumet la toujours intéressée. J’ai tenté la conversation et dans le même temps j’ai réfléchi à ces mémoires que l’on sait douloureuses parce qu’elles ont été injustement traitées par l’histoire. Ainsi la colonisation reste une des mémoires douloureuses françaises et il reste aussi des pans de la seconde guerre mondiale dont le souvenir prête a minima le rejet, au plus, le déni voire le mensonge. La femme qui était venue vers moi avait besoin de me dire qu’elle n’en pouvait plus des gens qu’elle pensait comme moi.
L’écriture de la perte
Gaëlle Nohant avoue dans une interview être terrifiée à l’idée d’écrire sans talent*, ce qui me semble-t-il lui en donne beaucoup. Pour preuve ce dernier roman publié chez Grasset en janvier 2023. Le Bureau d’éclaircissement des destins comme beaucoup de ses précédents textes est un roman de la perte. A la recherche du temps perdu, on cherche aussi la vérité de ce temps. L’histoire est celle d’Irène qui travaille au bureau de l’International Tracing Service. Il s’agit d’un grand centre de documentation situé en Allemagne. Irène est chargée de retrouver à qui appartiennent des objets récupérés après la fin de la guerre. Ces enquêtes la mènent à poursuivre des vies, à « éclaircir des destins ». La quête première est un « jouet », un pierrot dont le propriétaire porte un parcours de vie à la fois aventurier et banal dans l’histoire des persécutions nazies. Le talent de Gaëlle Nohant – et un peu sa folie – va être de relier ces petites histoires dans tout leur foisonnement et la grande Histoire dans toute sa densité. J’ai plutôt bonne mémoire mais il m’a fallu noter comme un détective amateur les jalons de la Grande détective Nohant.
« Même si on ne répare personne, songe Irène en s’essuyant les yeux, si l’on peut rendre à quelqu’un un peu de ce qui lui a été volé, sans bien savoir ce qu’on lui rend, rien n’est tout à fait perdu. »
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant
Quête et enquête sur le don et l’irréversible
Il y a quelque chose de joliment suranné dans l’éclat romanesque de certains personnages de Gaëlle Nohant, ils semblent des hommages à l’auteure fétiche de Gaëlle : Charlotte Brontë. Le fatalisme de l’Histoire est contrebalancé par l’espoir de retrouver la vérité des petites histoires et l’on parcourt les héroïsmes des survivants. Don de soi, don d’objets, sacrifices. Certains passages ont la force du réalisme de Charlotte Delbo qui est avec Primo Lévi, une des témoins-écrivains dont la force littéraire est la plus haute. J’ai connu la shoah au collège et c’est le documentaire Nuits et Brouillards, puis la chanson de Ferrat qui m’ont amenée à connaître cette histoire. Beaucoup plus tard, ce sont des écrivains qui m’ont fait découvrir en profondeur ces événements, Semprun, Littell etc.Je me souviens avoir connu tardivement la shoah par balles, je me souviens de ce détail : les derniers cadavres sur les charniers de l’humanité sont toujours des femmes. On use d’elles comme domestiques et objets sexuels. Gaëlle Nohant écrit en 2023 un livre qui va ressusciter des voix fantômes grâce à ces enquêtes qui prennent le partit pris des choses. Après le Pierrot, un médaillon, puis un mouchoir… Il faut alors suivre cette fresque don chaque chapitre porte le nom d’un personnage. Les dons des uns et des autres soulignent l’irréversible de l’histoire. On court avec Irène, avec Eva, avec Wita. Sans doute est-ce l’histoire de Wita qui arrache le plus de vérité à ce pan d’histoire. Avec elle – et Gaëlle Nohant- je découvre deux tragiques et furieux crimes contre l’humanité que je ne connaissais pas.
« Mes enquêtes sont toujours là, dans un coin de ma tête. Je suis des intuitions, je les vérifie pour voir si elles tiennent. J’essaie de relier des traces, la plupart du temps c’est laborieux. Et puis tout à coup, je sens que je brûle. C’est une fièvre très particulière. »
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant
La germanisation et les lebensborn
Je lis et je suis écrasée par l’idée même de ces événements. Pourtant j’ai lu des livres, j’ai vu des films, je suis meilleure en IIIème Reich qu’en guerre d’Algérie. Mais là, ce que raconte Gaëlle Nohant, je ne l’ai jamais lu. J’en parle à mes enfants, ils n’en ont jamais entendu parler. Le Bureau des éclaircissements des destins va tout d’abord me raconter, à travers le destin d’un enfant, la germanisation : une vaste opération d’enlèvements d’enfants.
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, environ 200 000 enfants polonais, ainsi qu'un nombre indéterminé d'enfants d'autres nations, sont arrachés à leurs foyers et transférés de force en Allemagne nazie à des fins de travail forcé, d'expérimentation médicale et de germanisation. Ces enlèvements visaient à obtenir et germaniser des enfants présentant une apparence aryenne et nordique, car les dirigeants nazis pensaient que leurs ascendants étaient des colons allemands qui avaient migré en Pologne. Ces enfants, catégorisés comme « racialement précieux », étaient germanisés malgré eux dans des centres puis expédiés dans des familles allemandes et les écoles primaires des Schutzstaffel (SS)8. L'association « Enfants volés : les victimes oubliées » (Geraubte Kinder - Vergessene Opfer e.V.), basée en Allemagne, représente les victimes des enlèvements). » https://fr.wikipedia.org/wiki/Enl%C3%A8vement_d%27enfants_par_le_Troisi%C3%A8me_Reich
Hitler parle « d’enfants précieux » au sujet de ces enfants typiques de la théorie raciale du « führer ». Dans les « Lebensborn » ils sont triés et éduqués. Les enfants révélant des défauts sont assassinés. Ces opérations sont des opérations conjointes de plusieurs forces de l’ordre.
« Dans toute l’Europe, les nazis ont trouvé des auxiliaires zélés pour les aider à se débarrasser des Juifs, des voisins avides de s’approprier leurs biens et leurs entreprises. L’antisémitisme n’était pas une exclusivité allemande ou polonaise. Il était partout. »
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant
Les Kanninchen
Ce joli mot veut dire « petits lapins » en allemand. Ils désignaient les cobayes des expérimentations médicales. Notamment des femmes. Gaëlle Nohant peint ces femmes avec une rude minutie, le récit de la révolte de certaines d’entre elles réjouit le cœur du lecteur, prêt à pénétrer les pages du roman pour emporter contre sa poitrine la faiblesse et la solitude des ces femmes juives sacrifiées dans des conditions d’une cruauté inouïe.
En croisant le passé de cette réalité et le présent fictionnel d’Irène, l’écrivaine réussit à garder une distance salutaire au lecteur. Avec un souci du détail de documentariste, l’écrivaine dote aussi son héroïne de ses propres qualités : elle fouille, têtue, obsessionnelle les méandres de la férocité rationnelle du IIIème Reich mais accomplit son travail avec une application méthodique. C’est émouvant, passionnant.
Sans fausse pudeur, l’écrivaine désigne les chaînes complices des crimes, la protection du pouvoir jusqu’au Vatican. Elle ne veut pas résoudre ce que l’histoire n’a pas résolu. Le malheur reste toujours suspendu dans un passé à écrire.
« Restent deux millions de déplacés, qui ne veulent ou ne peuvent retrouver leur patrie. Parce qu’elle n’existe plus, ou à l’état de ruines contrôlées par les Soviétiques. Parce qu’ils n’ont pas le cœur de revenir dans le pays où leur famille a été assassinée, où leurs voisins ont pillé leurs biens et récupéré leurs logements. Le passé est un cimetière. L’avenir, flamme ténue, ne peut exister que sous un autre ciel. »
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant
Un roman historique, une histoire romanesque
Dans l’écriture, Gaëlle Nohant opère une forme d’ascétisme stylistique tout en usant d’une sorte de lyrisme « brontesque ». Elle est Charlotte Brontë dans les élans amoureux puis adopte une écriture sèche, sans fioriture presque transparente comme inquiète des colifichets du style. De ce fait, le lecteur vit une expérience fluide malgré la densité des références historiques. L’écrivaine use de tout : lettre, journal, dialogue presque « pédagogique » entre les personnages, discours intérieur. Elle trouve une forme à tout. J’avoue avoir été plutôt touchée par les récits à la première personne, les récits bruts comme sortis du néant, mais c’est mon tropisme réaliste qui veut ça. J’aime la chair au premier degré même quand elle souffre.
Gaëlle Nohant est une conteuse contemporaine capable de rassembler une masse incroyable de détails historiques et de les transmettre dans une construction rigoureuse romancée et palpitante. On s’attache à Irène, à son histoire de femme, à ses doutes de mère. Surtout Gaëlle Nohant tente d’inscrire son geste d’écriture historique dans les temps contemporains. Dans le dernier tiers du roman on croise une Julka engagée contre la loi anti-avortement, elle relie l’antisémitisme à l’anti-féminisme. L’antisémitisme européen n’est pas mort, il palpite d’un nouveau sang ; surtout il s’étend et trouve des extensions dans le désir d’éradication de tout ce qui n’est pas précieux à leur quête raciale. L’écrivaine rejette tout ressassement, toute pleurnicherie muséale, elle se tend vers l’action :
« – On ne veut pas d’un musée où on pleure sur les victimes en s’achetant une conscience, précise la jeune fille. Nous, on veut faire réfléchir les gens à la continuité de l’histoire, aux nouvelles formes du fascisme. Aujourd’hui on brûle des foyers de migrants et les caravanes des Roms. On rejette les transgenres, les homosexuels, les juifs, tous ceux qui dérangent… Il est temps d’ouvrir les yeux. »
Le Bureau des éclaircissements de Gaëlle Nohant
dalie Farah
*Interview réalisée par Cécile Coulon : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-source/la-source-du-dimanche-09-octobre-2022-8600295