Le dernier Bégaudeau En-guerre, un bijou d’orfèvrerie sociale politique et d’humanité juste
16 février 2022 2023-02-05 12:15Le dernier Bégaudeau En-guerre, un bijou d’orfèvrerie sociale politique et d’humanité juste
Le dernier Bégaudeau En-guerre, un bijou d’orfèvrerie sociale politique et d’humanité juste
En 2017, blindée de préjugés, je découvre l’auteur Bégaudeau ; depuis non seulement j’ai amendé mon jugement sur le bonhomme mais j’ai surtout découvert une œuvre dont l’esthétique dit le monde avec justesse. Son dernier roman qui fait la rentrée littéraire 2018 n’échappe pas à la qualité du dernier voire le surplombe.
En guerre
Le titre n’invite pas à la modestie et pour quoi faire ? Je vous vois venir, vous qui avez encore dans la rétine votre avis tout cuit sur un type que vous ne lisez pas. En guerre est pourtant le mot juste et le titre juste pour ce livre qui croise les puissances structurant le monde contemporain depuis les affects entre hommes et femmes jusqu’aux liens qui régissent le travail, l’homme, l’outil de travail et le capital.
Tout y est. Et bien dosé.
- Le conflit social et sa logique fatale
- La soumission au travail et sa logique fatale
- L’amour transgressif et sa logique fatale
- La domination de l’argent et sa logique fatale.
La temporalité du roman s’inscrit juste après les attentats qui sont comme l’arrière-plan brumeux d’une toile romantique. La référence aux attentats de 2015 où l’expression avait été utilisée est renversée : la guerre est invisible, les attentats ce n’est pas la guerre, le monde tel qu’il est, est en état de guerre.
Et on connaît les vainqueurs, on connaît les vaincus.
Cependant et c’est la finesse du récit, les personnages montrent leur participation plus ou moins consentante à leur propre domination, à leur propre défaite. Les mécanismes inconscients ou assumés des différents conditionnements sont évoqués avec une légèreté qui dit la violence de l’affaire. Depuis ceux qui font le ménage (la mère de Louisa) et qui s’excusent de tout, ceux qui érigent le travail manuel en divinité même si ce même travail détruit (le père de Cristiano), ceux qui s’enferment dans des fonctions qui les cantonnent (les noirs vigiles de boite) et même les héritiers qui vont jusqu’à croire à leur talent inné…
Les dessous fuchsia de Louisa et l’usine Ecolex.
Ce livre vaut discours sans discours.
Ça commence comme ça :
L’incipit pose là toute la suspension et la dialectique du livre : des créatures -souvent d’amour– habitent les mêmes villes et ne sont pas amenées à se « croiser, s’aviser et s’entreprendre » sinon au « prix d’une conjonction hasardeuse de faits nécessaires. »
L’histoire d’amour pourrait se jouer, se joue presque, mais est déjouée par le réel et ses structures. Les personnages ont profité d’une « conjonction hasardeuse » provisoire.
Cristiano
Enfin et c’est mon coup de cœur, il y a le troisième personnage principal : Cristiano. Il est la colonne de tension du livre : sa voix intérieure, ses troubles portent le sens du livre comme le faisait M. Septimus Warren Smith dans Mrs Dalloway. Oracle punitif, malheureux sacrifié, corps amputé et hypothéqué, il m’a émue et emportée sur les deux tiers du livre. Cet ouvrier, abandonné, licencié, affaibli, trompé rompt le lien qui le tient au monde et révèle dans le même temps la violence totale de ce monde.
La beauté de Cristiano est celle de Septimus : victime expiatoire d’une histoire qui tient à lui et le fait disparaître. Justement Septimus parle aux oiseaux et il revient de la guerre. Il se croit toujours en guerre.
Comme j’aime le Prince Michkyne de Dostoïevski, j’aime Septimus et j’aime Cristiano.
Ces personnages-là sont des révélateurs, des révélateurs fictionnels d’une réalité qui perd le sens du juste, révélateurs d’une écriture qui fouille l’antre des êtres, révélateurs d’une esthétique qui cherche à dire les failles et les ambivalences d’une psyché qui peut être à la fois tout et son contraire.
Le roman d’un scénariste
En guerre, c’est du réalisme complexe (pléonasme ?), du naturalisme mystique (tautologie ?), mais c’est surtout l’humanité juste. (Redondance ?)
Le mouvement à être suit les crédits à rembourser, les journées à dérouler, les soirées à passer mais c’est en scénariste que François Bégaudeau déroule l’action de son roman.
La beauté
L’écriture de Bégaudeau est une écriture économe, ciselée. Et les nouveaux lecteurs pourraient être étonnés de cette alternance d’actions/descriptions qui transforment l’acte en fait puis en chimie des corps. On agit mû par des forces dormantes souvent invisibles. Le récit est tendu, le rythme ne perd pas son temps, pas de bavardage (silence on écrit) les dialogues, tac au tac ; c’est une parole vivante. Dans ce livre l’ironie bégaudienne s’est dévêtue, elle affleure comme un vernis discret. Nude on dit dans Grazia. François Bégaudeau devient pudique et ce sont ses personnages qui jouent la transgression, notamment l’avocat gay dont les sorties m’ont fait pouffer comme une dinde. (Ça pouffe les dindes ?)
Et l’on est saisi presque à chaque page par des formules qui croquent le réel et éclaboussent la raison. La beauté de l’écriture est dans le choix de ne pas aller au-delà de ce qui est, pas d’ajout, pas de facilité mais une forme de jeu à écrire juste. « Simple et tendre. »
Le fin de la fin
Reste la fin du livre. La fin bégaudienne. Le moment où le lecteur doit se mettre en danseuse. C’est une côte. Faut pas déconner, il va pas non plus tout nous servir sur un plateau et les pages tournent toutes seules et tout et tout jusqu’au bout.
Trente pages avant que ça se termine, on ralentit, on se pose
La fin amorce un de ces renversements chers à François Bégaudeau. C’est le dernier vers du sonnet italien, celui qui fait clin d’œil, qui change tout, la dérision dans une poésie au premier degré.
Une poésie littérale du monde.
De surface.
Matérielle et sensorielle.
Septimus Warren Smith qui comprend le langage des oiseaux depuis qu’il est revenu de la guerre ne me contredit pas. Les dernières pages découvrent le romancier Bégaudeau qui va au secours de l’écrivain/personnage Pirlo, incapable de changer ces choses qui le blessent.
Je ne sais pas si elle fera l’unanimité cette fin, peu importe, c’est un cadeau, on le prend, on le croit, et on respire.
dalie Farah