Le Titanic va bien, il attend l’iceberg. Cocoaïans de Gauz’, Song Book de Carole Zalberg, Ecrire pour le dire.

Le Titanic va bien, il attend l’iceberg. Cocoaïans de Gauz’, Song Book de Carole Zalberg, Ecrire pour le dire.

Le Titanic va bien, il attend l’iceberg. Cocoaïans de Gauz’, Song Book de Carole Zalberg, Ecrire pour le dire.

En ce mois de septembre, me sont venus un, deux, trois, vingt textes, vingt réflexions au fur et à mesure du tumulte des réseaux, des informations.

Aujourd’hui est jour de grève, et c’est un petit jeudi de rien, un petit jeudi de rien où l’on pourrait tout arrêter, tout refuser, tout stopper. Se dire que la masse est nombreuse à pouvoir se lever et refuser ce qui l’écrase.

La grève pour quoi ? Pour tout.

A l’école quand un jeu tourne mal, où qu’il y a quelque chose qui ne va pas, on dit « pouce ».

On a levé le pouce pour arrêter le flux, pour tromper le mal et lui dire d’arrêter, on ne lève le pouce que pour acquiescer et dénigrer mais le flux continue.

Dans ce tumulte on a beaucoup entendu la bêtise et l’ignorance expliquer ce qu’est le travail, ce qu’est une gifle, surtout par ceux qui n’avaient jamais été au chômage et jamais pris une gifle. Dans ce tumulte, on a beaucoup expliqué à ceux qui n’ont rien comment ils pourraient faire avec beaucoup moins. Des portes ouvertes, je ne vais pas en enfoncer d’autres, y a trop de courants d’air et le chauffage coûte cher. Il la faudrait cette grève générale mondiale qui mettrait tout sur pause, qui créerait cette internationale des femmes qui ont le droit de ne pas vivre à genoux, cette internationale des travailleurs, cette internationale écolo qui aimerait de l’air à respirer, cette internationale du genre humain qui réclame la dignité de tout pour tous. On la voit arriver la gauchiste utopiste. Mais non, sur le Titanic, je serais celle qui jouerait du violon si je savais en jouer, je ne saurais que chanter ou écrire, ou raconter des histoires ou parler d’auteurs que j’ai lus. C’est ce que je vais faire ces prochaines lignes.

Je voudrais faire converser deux livres que j’ai lus presque en même temps, Cocoaïans de Gauz’, et Song Book de Carole Zalberg.

Ils seront bien étonnés de se retrouver là ensemble dans la même phrase, le même texte critique. Quels points communs entre une fresque politique coloniale et une généalogie intimiste amoureuse ? Je les ai lus. Je connais Gauz’ et Carole, je les ai rencontrés tous deux et les aiment beaucoup. Gauz, grand Noir communiste de Côte d’Ivoire comme on en fait plus beaucoup, dont la force d’éloquence balaie le désespoir. Carole Zalberg, une sylphide blonde de culture juive, contemplatrice de couchers de soleil en Corse,  dont la force poétique éteint le désespoir. Cocoaïans est publié dans la collection : « des écrits pour la parole » et Song Book à « L’Arbre à paroles ». Les voilà tous deux dans une esthétique commune : celle du lire et du dire qui ne font qu’un.

Pourtant le ton et la musique ne sont pas les mêmes, je les ai lus en contrepoint et me suis résolue à écrire sur ces deux textes en même temps, parce que leurs paroles ont dialogué en moi.

Carole Zalberg

Carole écrit avec une modestie qui m’a toujours beaucoup touchée, elle n’est pas de ces écrivains qui mettent en scène leur métier comme une supériorité sur le commun, elle écrit presque en catimini d’elle-même, dans une langue épurée, au bord de l’ordinaire qu’un Verlaine revendiquait comme style de vérité. Song Book se lit facilement, facile est la douceur des pas et des chants, facile est la brièveté des chapitres, facile est le récit qui file et file au rythme des souvenirs de Carole. Elle nous raconte ses amours et ses musiques, c’est paisible et troublant, parfois rude et étonnant, joie de la communion au Kibboutz, solitude dans un loft, complicité saugrenue lors d’un slow, radicalité violente d’un amoureux possessif, ce qui s’écrit est advenu, ce qui s’écrit survient entre les lignes de ce féminin qui devient. La fille plate, la fille avec des seins, la fille aux longues jambes, le désir de la fille, le plaisir de cette fille en marge de son monde, en plein de son monde, comme détachée, en détachement d’une docilité transmise depuis l’ère où le premier coït  soumet. Cette femme est à moi, je la veux. a dit le premier homme.

Gauz’

Gauz’ écrit avec panache, avec la vigueur de l’injustice peinte en poème colonial. L’écriture de Gauz’ est celle d’un plasticien qui se moule à son propos, on a loué Debout-payé et Camarade Papa qui déploient chacun un style comme empreinte de ceux qui parlent et empreinte surtout de ce qui est dénoncé.  Gauz’ est un écrivain en actes, un performateur verbal et physique, tout ce qu’il écrit est politique. Ainsi, l’histoire du Cacao est une fable réécrite depuis le passé – 1908- jusqu’à la prophétie- 2038-. Il fallait y penser : écrire l’histoire politique du chocolat. Gauz’ crée la fiction politique des Cocoaïans, habitants qui cherchent l’émancipation économique et essentielle de leur pays. Cette fiction ironise toutes les injustices d’un dominant blanc qui décide de tout au nom de la liberté ( et de son profit). Logique de l’impensable colonisation : « Ce pays est à moi, je le veux. » énonce le colon.

Carole effleure la question politique du désir, et des rapports de domination dans les rencontres qu’une femme fait et/ou subit. Mais ce n’est pas son propos, elle veut aussi décrire – et ça fait du bien – le bonheur d’un baiser, d’une caresse depuis une playlist poétisée à l’intérieur des textes. J’ai été heureuse à chaque beauté dans la vie de Carole qui use de sa vie comme poème – c’est-à-dire littéralement poïen, lieu de création -. Je n’ai pas pu connaître ce chemin de poésie amoureuse, ni même ce chemin musical et j’ai aimé contracter, le temps de ma lecture, l’exotisme d’une vie où avoir des amoureux compte autant. « (…), je veux à l’insu du monde songer à la beauté. » écrit Carole. Nous voilà en commune humanité à chercher la beauté, la fleur du mal, à l’écrire et à devenir écrivaine. Cette généalogie de femme et de l’écriture chez Carole se lit en infraction du monde jusqu’à ce passage si émouvant où la mère de Carole, cinquante ans, danse nue devant le miroir de la salle de bains.

Danser nu. C’est mon projet politique. Depuis Impasse Verlaine, où je raconte cette scène de nudité face au ciel algérien, de l’adolescente qui prend conscience des hontes dont on l’a voilée, depuis Le Doigt, où je raconte la nudité de mon corps enfantin comme nécessité de vérité dans l’écriture.

Gauz’ EST politique, il est nu et brut parce que c’est nécessité. Parce qu’il a raison de garder et mimer une sauvagerie vitale et une barbarie salvatrice. De quelle civilisation faudrait-il qu’il écrive ? Sa fiction remet l’histoire dans sa place et dans son ordre, c’est bien la vertu du marxisme de savoir analyser les rapports de force qui asservissent. Le texte n’est pas facile dans sa polyphonie libre et poétique, les morts s’adressent aux vivants, les absents contredisent les présents mais l’on voit bien au fur et à mesure de ces tableaux poétiques et théâtraux comment la manne du cacao est devenue le joug de la Côte d’Ivoire, comment une richesse capitalisée par les forts fabrique de la pauvreté systémique. L’exploitation de la matière première est consubstantielle à l’exploitation des hommes. Faut arrêter de se raconter des histoires en mangeant du chocolat, il faut lire Gauz’, le voilà hâbleur, Gauz’, à transcrire la parole du dominant et à le dominer en l’écrivant. « Pour écrire l’histoire, machine à écrire ou machine à tuer ? »

Carole, Gauz’ et moi avons choisi la machine à écrire malgré les corps tombés aux chants d’horreur, malgré l’injustice toujours, malgré la rationalisation de la haine et de la domination, malgré l’impunité, malgré la laideur des soumissions en soi et partout. Carole, Gauz’, je ne sais pas si ce dialogue de textes peut-être un dialogue de personnes, je sais bien ce qui nous sépare, je déteste ces fausses injonctions fraternelles qui obvient le réel des privilèges des un.e.s et des autr.e.s, pourtant je sais qu’à la même table, nous pourrons trinquer vivement à la vie tous les trois.

Telle est la commune humilité, cette possibilité inéluctable de mourir, la seule fraternité éventuelle.

Le Titanic attend toujours l’iceberg, c’est ainsi, l’apocalypse est toujours pour demain, c’est écrit depuis longtemps, mais faut-il l’attendre en s’agenouillant encore et encore devant le capitaine et la classe affaire ? Faut-il ignorer les violons et écouter les ordres contradictoires et mensongers des chefaillons ? Faut-il donner de l’élan au navire, hypnotisés, captivés par le danger ?

On n’a jamais vu une scribouillarde obscure donner des leçons de vie au capitalisme, mais je peux donner des conseils de lecture et espérer l’épiphanie des cœurs, la grève générale, l’utopie d’un genre humain conscient de l’être.

dalie Farah.

"Nos terres sont de simples mères porteuses. Ils les ensemencent par nos mains, en cueillant les fruits, les emportent chez eux et les transforment dans les sauces ou les plats qui leur plaisent. Le cacao, on savait que c’était pour le chocolat. Les blancs dépendent du chocolat, pas du cacao. Le chocolat aurait dû être notre arme de lutte, pas le cacao. Nous aurions dansé sur la bonne musique. Rassuré que nous allions désormais leur livrer la matière première sans qu’ils aient à nous fouetter…. Vous avez dansé l’indépendance de leur chocolat et la dépendance de notre Cacao…" Gauz'
"Elle danse nue devant le miroir de la salle de bains. Elle a quinze ans. Elle en a cinquante pourtant."
"Ensuite ma vie devint un vertige. Un vertige entre parenthèses. La chute et l'envol se poursuivaient dans un même mouvement." (...) Je tombais et j'ignorais encore que lui aussi était tombé. Je partageais sa chute." Carole Zalberg