L’écriture de la colère et l’écriture du silence

L’écriture de la colère et l’écriture du silence

L’écriture de la colère et l’écriture du silence

Depuis quelques jours, je réfléchis à ce que l’émotion apporte à l’écriture. Ecrit-on vraiment pour transmettre des émotions comme on l’entend souvent ? Ecrit-on parce que l’on est débordé par ses émotions. L’écriture est-elle le lieu où on se soulage comme on se soulage à sangloter sur l’épaule d’un ami ou d’une amie ?

Corolaire aussi : lit-on pour vivre des émotions, pour assister au spectacle des émotions de personnages fictifs ? Lit-on pour se soulager de ses blessures ?

L’écriture et la lecture doivent-ils être des expériences et des performances émotionnelles fondées sur l’idée qu’il faut bien que ça sorte ?

Je suis tentée d’abord de dire évidemment : combien de livres ai-je lu pour pleurer avec, rire avec, avoir peur avec, m’inquiéter avec ? J’ai pleuré en lisant la saga de Racines, j’ai ri en lisant Arto Paasilina, j’ai eu peur en lisant des thrillers, je me suis inquiétée en lisant 1984 voire plus récemment 2084.

C’est suite à cette table ronde du 8 mars 2019 en compagnie de Nadège Prugnard et Eloïse Lebourg que je suis travaillée par cette question si évidente et qui demande pourtant à être réinterrogée.

Quel(s) lien(s) relient la littérature et les affects ?

Écrire depuis une blessure est le commun de l’écriture ; seuls le conte et la romance peuvent éventuellement se passer de la blessure et s’écrire comme une version du réel où le réel n’existe pas vraiment.

On ne peut donc nier et renier le fait que tout fait d’écriture renvoie à une résistance du monde, à une torsion douloureuse qui amènent aux larmes, à la colère, à la peine.

C’est sans doute le point de départ de nombreuses créations. On peut certes citer la plupart des récits autobiographiques, mais aussi des romans qui décrivent et décryptent un fait comme l’a si bien fait Mauvignier.

Pour autant, la littérature ne peut être réduite ou cantonnée à être légitime seulement si elle s’inscrit dans le registre d’une émotion dont l’objectif serait de dénoncer ou renverser un ordre.

La colère est une nécessité. Je ne suis pas une femme sans colère mais je comprends grâce à Nadège Prugnard que la colère a quitté mon écriture. Comme j’ai été surprise de la colère vivace de cette autrice/comédienne qui dans une même intervention cite les chiffres des inégalités homme/femme au Festival d’Avignon, le manque de reconnaissance des autrices et lit un texte à l’attention de ceux qui sont causes de ces inégalités qui se termine par un tonitruant « fils de pute. » Face à un public plutôt féministe. Je suis incapable de ça. Et même, cela m’oppresse, cela m’étouffe cette colère qui frappe contre les murs. La colère ainsi donnée me violente comme si elle voulait me dominer par sa puissance qui nie la mienne.

Cette table ne s’est pas mal passée, mais elle ne s’est pas bien passée non plus.

Parce qu’une écriture de la colère et une écriture du silence ne peuvent pas dialoguer si elles pensent qu’elles s’excluent en s’opposant.

Ce n’est pourtant pas le cas.

Le théâtre est un art malmené où les inégalités sociales et de genre sont sans doute les plus importantes. L’entre-soi plus ou moins bourgeois fondé sur des jeux de copinages sont les plus prégnants dans ce milieu où la survie est rude. La littérature ne l’est pas moins mais demande moins de moyen. Cela fait 13 ans que j’envoie des manuscrits, 13 ans que j’écris des romans qui ne plaisent à aucune maison d’édition, 13 ans que je reçois des lettres de refus et j’en ai même reçu plein pour mon roman qui va paraître chez Grasset en avril. Pour autant, je n’ai pas eu à batailler pour exercer mon art : cela ne coûte pas d’écrire des romans, il faut de l’argent pour monter des spectacles. La logique économique est très différente ce qui influe sur les affects.

Il faut être tenace, obstinée et un peu en colère quand on écrit. Mais la romancière et la comédienne/autrice ne peuvent pas adopter les mêmes esthétiques, elles n’ont pas à incarner la même chose et n’ont pas les mêmes obstacles. La temporalité et l’écriture de la romancière sont celles du passé et de la solitude, celles de la comédienne/autrice davantage celle du présent et du collectif.

Nadège Prugnard montre une œuvre (re)connue, prolixe et engagée. Son travail toujours en lien avec des sans voix choisit l’amplification le lyrisme, l’hyperbole, l’accumulation. Son écriture expérimentale et subjective vise à rendre visible l’invisible. Elle surligne par nécessité et occupe l’espace par la colère, le cri. Il serait malvenu et injuste d’interroger son authenticité ou sa légitimité mais l’on peut se demander si cette colère a toujours les moyens d’être lucide, d’entendre le silence si elle n’écoute que son cri.

Je suis tout autant prolixe mais la plupart de mes textes n’existent pas : ils sont dans mes tiroirs et sur mes clés USB et c’est seulement aujourd’hui à 46 ans que je peux avouer sans qu’on se foute de ma gueule : je suis écrivaine.

Quand on a longtemps hurlé sans se faire entendre peut-être que le cri se transforme. Ou peut-être ne suis-je pas femme si en colère que ça.

Et c’est la seconde chose qui m’est apparue : la colère et donc l’écriture de Nadège Prugnard est politisée. Le cri est donc aussi une construction pas seulement une émotion. C’est là une force, une présence que l’on ne peut nier. Et cette force inspire et donne force à ceux qui militent et combattent.

Et il faut bien le reconnaître, cela m’est encore inaccessible. L’histoire politique et littéraire de la comédienne sont inextricables, Nadège Prugnard écrit dans un désert : désert de femmes autrices de théâtre et aussi désert de textes qui visent à dénoncer les injustices et inégalités sociales. Elle ne peut se payer le luxe du murmure. Faut bien qu’elle gueule pour se faire entendre. 

Ce n’est pas mon cas, non pas que les injustices me touchent moins, non pas que je ne suis pas capable de percevoir la violence de ce monde, mais parce que mon écriture est encore en formation, que ma conscience politique est toute neuve, que mon lien au monde est en chantier. Que pour l’heure, raconter c’est veiller à la justesse. Work in progress. Mon absence de colère pourra ressembler à de la lâcheté ou à de la faiblesse. C’est ainsi.

Alors l’écriture de la colère et celle du silence doivent-elles s’exclure parce qu’elles ont l’air de s’opposer. Je ne crois pas.

Parce qu’il y a deux points de jonctions essentiels qui font la véritable force du désir de lire et du désir d’écrire. Le premier, c’est le réel : ces deux écritures prennent toujours le point d’ancrage dans le réel.

Le second, c’est l’émancipation : que l’on crie ou que l’on murmure, c’est bien la liberté que l’on cherche, c’est bien une libération que l’on tente par l’acte d’écrire. La littérature explore et déplie le réel.

C’est Eloïse Lebourg à la fois écrivaine et journaliste qui par son travail se trouve dans cette jonction : elle dit bien comment la structure sociale du média alternatif lui donne la possibilité du recul, de la colère, de la dénonciation mais aussi du silence : elle prend le temps de monter des sujets. Elle n’est plus aux prises d’une violence économique et hiérarchique qui règnent dans les grands médias, elle exerce son autonomie d’écriture et de femme.

J’ai écrit Impasse Verlaine pour me taire. Je suis une ex-grandegueule convertie au silence de l’écriture romanesque parce que je suis meilleure à écrire depuis ma vitalité et depuis ma joie que depuis mes peines, ce qui ne m’empêche pas de les raconter, voilà tout.

dalie Farah