Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh : radical désespoir et radicale tendresse.

Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh : radical désespoir et radicale tendresse.

Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh : radical désespoir et radicale tendresse.

Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh : radical désespoir et radicale tendresse.

J’adore le cinéma. Je veux dire que j’adore vraiment le cinéma. Je fréquente les salles de manière assidue depuis 2017, mes solitudes célibataires trouvent refuge dans l’obscurité et la chaleur d’un art qui me comble, arrête mes pensées, me donne l’occasion d’une expérience profonde. Je n’aime pas (plus) les séries. Je n’aime pas (plus) les blockbusters. Je n’aime pas (plus) le spectaculaire. J’aime le cinéma. Je n’aime pas bien la télé. Rectangle au milieu de mon salon, canapé qui appelle le plateau télé, robinet d’images qui ne me rassasie pas, je regarde ce qu’il y a autour, je me demande si j’ai passé l’aspirateur, ce que je vais faire à manger le soir, je pense à plein de choses, le corps et l’esprit en vigilance de ce que je n’ai pas encore accompli. Mais j’adore le cinéma. Qui me transporte, ailleurs vraiment, totalement, plongée douce dans les bras d’un amour qui ne me déçoit jamais.

Je ne vois pas que des bons films, mais je vois des films. Ainsi blottie dans une salle, je suis protégée de tout et surtout de moi-même. J’adore le cinéma.

Je suis allée voir Banshees d’Inisherin. Tous les noms sont imprononçables dans cette Irlande d’il y a 100 ans. Irlande dont la guerre civile ne touche pas les habitants de l’île. Ils entendent les coups de feu, aperçoivent la fumée d’une guerre comme l’on peut contempler un lointain feu d’artifices.

Tous Dubliners

C’est un de mes livres GPS. Les Dubliners de James Joyce, Les Gens de Dublin que j’imite dans mon projet Gens de Clermont. Je veux écrire les gens de ma ville, ma vie sera insuffisante, j’ai échoué d’avance et c’est juste ce qu’il faut. Sur l’île d’ Inisherin, les gens sont enfermés aussi, l’insularité offre des paysages de terre, de pierre, d’herbes et d’eau qui donnent l’impression d’un continent séparé de tout. Les habitants vivent sur une petite terre où le vent est moins leste que les nouvelles de tous les petits événements de leur vie.

Les premiers plans du film nous guident et même nous font pénétrer dans cet insularité par le personnage de Pádraic. On marche dans ses pas, on marche à côté d’un gars en apparence un peu rustre, il va chercher son ami Colm pour aller boire au pub à 14h, comme à son habitude. Mais ce jour-là, Colm reste enfermé. Il ne sort pas de sa maison, on l’aperçoit en contrechamp à travers une fenêtre : il fume. Dans le regard de Pádraic, on comprend que cette anomalie vient rompre un rituel. On marche encore dans les pas de Pádraic, on suit une femme, pénètre dans une maison, ressort de la maison avec la femme qui est Siobhán la sœur de Pádraic. Il lui fait part de l’événement. L’évènement, ce n’est pas la guerre civile, qui est l’arrière-plan mais le silence de Colm. Elle se moque de son frère. Peut-être qu’il ne l’aime plus ? Qu’ils se sont brouillés ? Qu’ils ne sont plus amis.

L’ennui, l’amitié et le silence

L’insularité traque l’ennui. L’épicière/postière est à l’affût de tous les ragots et gueule contre ceux qui n’ont rien à lui rapporter. Le silence de Colm est un événement : Il ne veut plus être ami avec Pádraic car il le trouve creux. Il ne veut plus parler avec lui. Plus perdre son temps, il veut composer des mélodies avec son violon, laisser une trace sur terre, comme Mozart, laisser au moins une mélodie. Leur amitié est une contradiction à son désir d’immortalité. Pádraic ne comprend pas. Il est un gentil gars et a toujours appris à être gentil, il a toujours pensé qu’être gentil suffisait.

Le désir de silence de Colm va alors entraîner une suite de micro-événements du comique, au dramatique et même au tragique. Ainsi esseulé, Pádraic est forcé de se contempler dans son ennui solitaire aux sourcils froncés.

Un film comme un conte cruel.

Sur cette île fictive, l’on trouve des personnages tous marqués par le lieu dans lequel ils habitent et les narrations sociales qui les emprisonnent. La vieille Mrs. McCormick , que beaucoup évitent à cause de ses propos morbides et de sa silhouette inquiétante, ressemble à une de ces Banshees, sorcière celtique, venant de l’Autre monde, porteuse de messages de morts , le prêtre qui fait la morale tout en n’étant pas à l’aise avec ses propres péchés, l’unique policier, fervent amoureux des exécutions, qui abuse de son pouvoir au civil comme en service, Dominic, brillamment interprété, en Idiot-sage-sacrificiel toujours en quête d’amour… La figure lumineuse, c’est la sœur, Siobhán, elle lit des livres et possède un manteau jaune, un autre rouge, elle est la seule à essayer de conjurer l’ennui, la seule à y échapper grâce à son désir de vivre.

La radicalité du désespoir accolée à la tendresse

C’est la force sublime de ce film. Pádraic insiste pour « forcer » l’amitié de Colm, alors le violoniste menace de se couper un doigt s’il continue. L’amitié ne se décrète pas, l’amitié n’existe pas sans réciprocité. L’amour oui. On ne peut être ami tout seul, l’on peut être amoureux tout seul. Aimer porte toujours son revers cruel. Pádraic s’enferme dans l’incompréhension et se transforme au fur et à mesure de la radicalité de Colm qui viendra lui-même jeter son index tranché contre la porte de son ancien ami… Dans le même temps, il lui portera secours quand il sera malmené par un policier. Sa rupture n’est pas une haine, la rupture est un désir individuel, une échappée au désespoir mais Pádraic ne le comprend pas. Il converse en silence avec ses bêtes, et Dominic, bienheureux lui-aussi de trouver à qui parler.

Au commencement était la terre, puis l’animal, puis les hommes.

Ce qui bouleverse dans ce film, ce sont les solitudes du vivant. La terre ainsi pliée à la colonisation des hommes, l’animal dominé par les hommes ; et les hommes, perdus dans une survie misérable. La grâce et la misère, c’est vivre et savoir qu’on va mourir. Sans didactisme, sans solennel, Les Banshees d’Inisherin, peint la grandeur de la bête et celle de l’homme dont la bonté porte sa limite dans ses peurs. La terre impérieuse les enterra tous. Tôt ou tard, tel est l’oracle des Banshees.

Même si j’ai parfois été un peu gênée de la BO un peu trop mélancolique, des paysages dont la beauté exotique me semblait un peu inutile, le film m’a plu par son art du récit et ses interprétations. J’ai adoré les scènes dans le Pub, la solitude des maisons, les chemins et les falaises, l’ânesse Jenny…Tous les personnages ont des gueules incroyables comme des gargouilles ordinaires incrustées dans la pierre d’une église gothique.

Ce qui touche aussi, c’est cette vérité vraie : on est tout seul dans sa peau, et il est malheureusement impossible que quiconque puisse nous y rejoindre un jour. Faut-il alors chercher toute peau pour réchauffer la sienne ou au contraire travailler sa solitude pour s’habituer à la froideur irréversible du temps ?

Hier soir au cinéma, je n’étais pas seule, j’avais la grâce si heureuse d’une autre chaleur près de moi. Chaleur qui augmente pourtant parfois ma peur d’avoir froid.

dalie Farah