L’Insoutenable Pesanteur de Sade, l’ultime pari théâtral de Dominique Touzé avec le Wakan Théâtre.

L’Insoutenable Pesanteur de Sade, l’ultime pari théâtral de Dominique Touzé avec le Wakan Théâtre.

L’Insoutenable Pesanteur de Sade, l’ultime pari théâtral de Dominique Touzé avec le Wakan Théâtre.

 

Point de départ du spectacle, La philosophie dans le boudoir propose des dialogues philosophiques et leur incarnation érotique ; la jeune Eugénie (15 ans) va suivre une éducation érotico-politique auprès de Mme Saint-Ange et de son frère ainsi que de Dolmancé, un homme dit « sodomite » qui ne peut honorer les femmes que de la manière dont il aime honorer les hommes. Ainsi de dialogue en dialogue, il est question de liberté, de Dieu, de morale et les accouplements depuis le trio initial évoluent en quatuor et en quintette. Il est question d’un « catéchisme » libertin voire libertaire et athéiste où Eugénie va trouver un épanouissement orgiaque au-delà de toute morale, au point de torturer sa mère et d’en jouir.

Le Wakan théâtre n’a pas suivi cette trame à la lettre, Sade lui-même est un personnage et va jouer le rôle du troisième (et ultime initiateur) d’Eugénie. J’ai vu, et voilà ce qui m’est apparu.

D’emblée, Welcome to Sade’S est un spectacle.

C’est déjà une chose qu’il faut noter. Il se désire spectaculaire et il l’est. Il s’adresse à la vue, à l’aspect. On éprouve force d’abord, car des moments de force visuelle il y en a, faiblesse aussi, car à l’excès de vue, comme avec l’ouïe, on n’entend plus rien parfois.

Commençons par ce que je prise depuis mes promenades écrivaines au théâtre : le spectacle des corps comédiens. Le quatuor décomposé en duos/solo/trios selon la dramaturgie offrent le corps-comédien d’un Dominique Touzé généreux et gouailleur, plus gourmand que sadique, d’un Emmanuel Chanal, à la perversité presque précieuse, d’une Véronika Faure en surplomb jouisseur de son jeu, et la perfection d’une candide troublante de vérité : Juliette Boubon.

Le Chevalier/Sade (Dominique Touzé) et Madame de Saint-Ange (Véronika Faure) ©Dan Parigot

Le spectacle ce sont aussi les dispositifs scéniques, agapes païennes, iconoclastes qui commencent à l’entrée de La Cour des trois coquins, où les comédiens et le public dansent.(je m’y suis jetée en arrivant par la magie désinhibante d’un apéro pré-théâtral) Après une note d’intention lue par les deux hommes en costumes, un monologue dans la cour, puis un duo d’un côté de la salle Becket, suivi d’un trio de l’autre côté et enfin du quatuor en fond de scène. Une voiture accueille une scène érotique, une croix une masturbation, une plancha la cuisson de cailles ou de pigeons… le démiurge envoie aussi des échelles du ciel, du steak cru, et même une escarpolette, où la cuisse fraîche de la petite se balance de sa jarretelle blanche en nœud de satin.

Belles trouvailles qui tuent l’ennui, le spectacle veut ça. Le Wakan en est généreux. C’est l’orgie avait-il promis. Tenue.

Mais cette qualité même va aussi perdre parfois la spectatrice que je suis. J’ai mis un moment à comprendre ce qui se passait et cela m’est apparu quelques heures après : le rythme quaternaire. 1. 2. 3. 4. C’est la structure interne de nombreuses scènes. On dit, on ajoute, on souligne et…on surligne. Ce quatrième temps venant chercher un burlesque inutile quand la finesse du trouble comique suffit, venant chercher une violence spectaculaire quand la cruauté érotique suffit. Utilité de bouger 4 fois, utilité des 4 tableaux. Un de trop pour moi. A chaque fois. Ce même surlignage appliqué aux éléments de « décor » une tête de porc, un poing américain pour la scène de viol obtient l’inverse de ce qu’il désirait.

Et des moments d’une justesse parfaite 

L’intermède sur la question de la représentation était passionnant, sur la possibilité du comédien de créer ou de jouer et cette belle idée qu’un texte peut écraser au point de ne pouvoir souffrir représentation. Superbe dispute, essence même du libertinage dont j’ai goûté chaque mot. Litanie en analogie légumière à la manière d’un Rabelais qui aurait bouffé Molière autour du sexe masculin, chibre et braquemart quand la main comédienne lance des légumes au public. J’ai chopé un concombre que j’ai chastement rendu à la fin du spectacle. Ou cette lecture dans l’obscurité d’une scène érotique à trois, d’un cunnilingus, où à cul et à langue, le texte était magnifiquement dit. Ou encore cette ode à la sodomie particulièrement mise en bouche par la scénographie comédienne.

Eugénie (Juliette Boubon) et Mme de Saint-Ange (Veronika Faure) ©Dan Parigot

Et Sade dans tout ça ?

Déjà, je crois qu’il se serait passé de La Fontaine en amont et en aval du spectacle. La fable des deux pigeons – pourtant magistralement exécutée au sens propre et figuré par Dominique Touzé, est plaisante à écouter, Le Loup et l’Agneau aussi , mais voilà le quatrième temps qui vient comme un accessoire inutile saboter une entrée en matière culinaire appétissante qui se suffisait à elle-même.

Sade met mal-à-l’aise, doit mettre mal-à-l’aise. Le Wakan Théâtre – ou un autre – peut-il encore recréer le malaise sadien et sadique au 21ème siècle ? Cette question m’a travaillée plusieurs jours et en cela c’est sans doute la plus grande jouissance que j’ai reçue de ces variations sadiennes.

Lorsqu’un livre, un spectacle, un texte, une scène me donnent à penser, ils me donnent à manger et ça tombe bien, j’ai toujours la dalle.

Mme de Saint-Ange (Veronika Faure) Eugénie (Juliette Boubon) et Dolmancé (Emmanuel Chanal) © Dan Parigot

Le spectacle préparé avant le confinement alors que #metoo est chaud, arrive après une séquence historique – la pandémie – qui fait passer la question des violences faites aux femmes au rang d’une banalité sans souffre. Si le point de départ était – j’imagine – de contrer la moralisation de la société via les phénomènes justiciers de notre époque, deux ans plus tard, on a dépassé la date de péremption. L’actualité a le défaut de sa nature : elle faisande aussitôt qu’elle a été formulée. Welcome to Sade’S ne voulait pas défendre les agresseurs, mais prévenir d’une morale mortifère. D’une religiosité laïque aussi féroce qu’un inquisiteur. J’ai vu l’intention et c’est ce qui explique la présence de La Fontaine, la raison du plus fort est toujours la meilleure, mais cette bonne intention (fatale en art) affaiblit les mauvaises. Donner une leçon de non-morale ? C’est une leçon quand même.

Mais comment assumer Sade aujourd’hui ?

« Femmes lubriques, que la voluptueuse Saint-Ange soit votre modèle ; méprisez, à son exemple, tout ce qui contrarie les loix divines du plaisir qui l’enchaînèrent toute sa vie.

Jeunes filles trop long-temps contenues dans les liens absurdes et dangereux d’une vertu fantastique et d’une religion dégoûtante, imitez l’ardente Eugénie, détruisez, foulez aux pieds, avec autant de rapidité qu’elle, tous les préceptes ridicules, inculqués par d’imbéciles parens. »

La Philosophie dans le Boudoir- Sade

Le pari était énorme, impossible, mais ils l’ont tenté. Les textes de Sade demandent un malaise interdit de nos jours, un trouble que le théâtre peut conquérir mais comment ?

La Philosophie dans le boudoir raconte une initiation consentie par Eugénie, dès le troisième dialogue, Mme de Saint-Ange est nue, Dolmancé et Eugénie l’embrassent. Le jeune fille apprend en observant et en « pratiquant » le corps de son aîné. La leçon d’anatomie est une leçon sexuelle où le corps de l’une sert aux autres. Puis Dolmancé s’allonge et Mme de Saint-Ange explique l’anatomie de l’homme à la vierge Eugénie, tout en pratiquant les gestes susceptibles de maintenir le membre viril en éveil. C’est clair et c’est crû. Pas l’ombre d’une métaphore. : »Cela se pourrait par la simple vibration de ma main ; vois comme il s’irrite à mesure que je le secoue, ces mouvemens se nomment pollution, et en terme de libertinage cette action s’appelle branler. »

Illustration Troisième dialogue. Philosophie dans le boudoir de Sade, 1795.

La littérature libertine travaille le lecteur, crée son trouble depuis ses ombres, depuis ses tabous, elle l’amène à vivre l’ambivalence du désir associé au dégoût, de la crainte et du plaisir. Il y a deux moments qui ont créé pour moi cet équilibre, deux moments qui ont reconstitué ce que j’ai pu lire chez Sade ou Mishima. Deux moments qui font de la cruauté un délice irrépressible : la beauté de Dolmancé (Emmanuel Chanal) en uniforme nazi endormi sur une croix et l’éducation sexuelle en duo, Mme de Saint-Ange et Eugénie. Le premier moment est un tableau, le public s’installe et une chanson – pardon j’ai oublié la B.O.- déroule une atmosphère ambivalente ou l’effroi se dispute le plaisir esthète de la contemplation de l’homme endormi. Le second moment se révèle dans le jeu entre la maîtrise de Mme de Saint-Ange (Véronika Faure)  et Eugénie (Juliette Boubon). La première à la manière d’une intervenante du planning familial interdite au – de 18 ans, va enseigner une émancipation féministe dont on oublie les vertus : la sodomie. Cette pratique sacrilège qui refuse procréation et va chercher un plaisir non seulement interdit mais gratuit s’apparente à la possible échappée des corps de fille : ainsi capable de jouir sans être engrossées, elles peuvent aussi fuir la structure sociale qui les voue à obéir, le mariage. Les deux comédiennes sont belles et convaincantes, Juliette Boubon est bluffante dans sa tenue de Claudine, Véronika troublante dans son amitié retorse féministe qui prépare Eugénie en offrande à un homme auquel elle est dévouée… La première en faille d’un temps et d’une virginité qu’elle n’a plus, la seconde en désir d’interdit et de curiosité gourmande et appliquée proposent un duo contemporain réjouissant. Voilà ce qu’écrit le Marquis de Sade en 1795, alors que le clitoris entre dans un livre de SVT en 2017.

MME DE SAINT-ANGE – (…) mais, tiens, changeons de posture, examine mon con… c’est ainsi que se nomme le temple de Vénus ; cet antre que ta main couvre, examine-le bien ; je vais l’entrouvrir ; cette élévation dont tu vois qu’il est couronné s’appelle la motte ; elle se garnit de poil communément à quatorze ou quinze ans, quand une fille commence à être réglée. Cette languette qu’on trouve au-dessous se nomme le clitoris. Là gît toute la sensibilité des femmes, c’est le foyer de toute la mienne ; on ne saurait me chatouiller cette partie sans me voir pâmer de plaisir… Essaye-le… Ah ! petite friponne, comme tu y vas… On dirait que tu n’as fait que cela toute ta vie… arrête… arrête… Non, te dis-je, je ne veux pas me livrer… Ah ! contenez-moi, Dolmancé, sous les doigts enchanteurs de cette jolie fille, je suis prête à perdre la tête.

L’ob-scène.

Ce qui offense, ce qui contrarie le bon-goût.

Où est l’obscène ?

Il me passionne et m’intéresse, j’écris sur la violence, sur le réel, et je m’interroge toujours sur ces cris que l’on pousse à la vue d’un téton et cette indifférence à la misère devant soi.

C’est un autre sujet, l’écriture n’est pas la représentation et le pari proposé par Dominique Touzé m’intéresse dans ses réussites et dans ses limites esthétiques et éthiques. Le Wakan a promis une orgie, il y a de ça, mais la représentation en mêlant les points de vue crée un malaise qui n’est pas prévu par Sade (ni par le Wakan à mon avis). Lorsqu’Eugénie a peur et hurle et hurle, lorsqu’Eugénie hurle non que Dolmancé et Mme de Saint-Ange tiennent chacun une jambe, lorsque la surplombant un Sade d’un gant noir et d’un point américain vient frapper son entre-jambe, qu’elle hurle, elle nous tourne le dos, mais on l’a vue, sous nos yeux vue (c’est un spectacle), partir sur un brancard, il n’est plus question de légumes, de fruits, de pigeons à la plancha mais d’une apparente gamine qui hurle.

Mme de Saint-Ange, Eugénie, Dolmancé, Sade ©Dan Parigot

Assis dans la salle Beckett, on est complices impassibles de la scène. C’est la limite du théâtre participatif. L’obscène de l’abolition du 4ème mur. On veut bien attraper des légumes au vol, mais même si l’on n’est pas pudibonds ou moraux, là, on ne jouit de rien. C’est un viol. Le nôtre aussi ?

Le public ne saisit pas, ce n’est pas ob-scène, c’est hors-scène. Ce n’est pas bienséance, c’est no-séance. Juste avant, une petite scène érotique avait obtenu un noir du metteur en scène, texte lu, dans l’obscurité d’un orgasme juteux et le viol a droit à la lumière, la métaphore et l’analogie lorsque de la viande crue tombe sur le corps d’Eugénie allongée couverte d’une bâche plastique. Etrange fin- de trop ? (quatrième temps, rythme quaternaire). Comme pour compenser, Eugénie réclame une morale, Mme de Saint-Ange acquiesce, et Le Loup et l’agneau en cache-sexe devant/derrière d’une morale inutile : en quoi donner raison à la force est moral ?

Le public se demande, est-ce la fin ? Clap, clap, clap. C’est la fin.

La morale réclame un camps, celui du bon côté, Sade écrit des textes qui ne sont pas voués à être représentés, ses personnages sont des abstractions, des incarnations philosophiques. Certains passages tiennent du pamphlet et de la dispute rhétorique. Sade ne veut pas provoquer au sens contemporain du buzz, il déploie sa pensée, sa politique qui lui profite, pas seulement raison du plus fort, mais raison de son plaisir, la Philosophie dans le boudoir est un traité d’éducation à la licence, au plaisir jusqu’à l’ultime sacrifice de la matrice (la mère) porteuse de cette transmission matrimoniale. En 2022, sa subversion devient flasque quand il s’agit de l’aider à violer mais retrouve sa raideur quand il s’agit de renouveler sa transgression.

En 2022, de nombreux passages de La philosophie dans le boudoir gardent leur verdeur et leur trouble, mais d’autres ont vieilli, se sont fripés dans une réalité nouvelle qui n’a rien à voir avec la morale : l’avènement d’une subjectivation du plaisir féminin en dehors de l’objectivation masculine. Un « con » a sa propre volonté, il n’a souvent pas besoin de maître ni de maîtresse et s’il en désire, il jouira de sa soumission, dès lors que le pouvoir est de son côté, la force aussi. Les « cons » jouissent avec le loup et avec l’agneau, parfois ils se font des plans à 3, ternaire érotique que l’on nomme trouple, il est rentré dans les mœurs. Le tyrannique désir comme justification du viol ne donne aucune chance au désir, c’est l’impasse de Sade. La mère d’Eugénie, violée dont le sexe est cousu de fil rouge pour contenir la vérole qu’on lui a inoculée représente la morale du désir qui empêche la jouissance. L’image transgressive de cette fille qui met à mal sa mère va au-delà des représentations de notre siècle. Qui écrirait cela aujourd’hui ? Quel éditeur le publierait ? L’apologie du désir chez Sade est post-révolutionnaire, s’inscrit dans la débauche sanguinaire d’un renversement qui n’offre pas la liberté désirée. Il était insoutenable au 18ème siècle, il l’est toujours. Le restera. Il sera toujours pesant à représenter.

La transgression de notre siècle, je crois ne tient pas au spectacle de la jouissance, mais de ces conditions. N’est-il pas bon de donner à jouir et à penser sans entraves, oui, ou avec entraves, pourquoi pas, tant que l’on consent à consentir. Consentir à aimer et à être aimé ne donnent pas la manière de faire ou penser l’amour mais l’intention. Certains jouissent de souffrir, d’autres – non pas de faire souffrir – mais jouissent de la jouissance de l’autre, quelle qu’elle soit, en douceur et en amour total. C’est fou et c’est beau, jusqu’à l’horreur parfois comme la fin tragique de l’Empire des sens, où l’amante va trancher dans l’extase le membre de son amant comme geste ultime de fusion.

L’empire des sens de Oshima Nagisa – Japon – 1976 –
avec Matsuda Eiko, Fuji Tatsuya, Nakajima Aoi

Quelle limite à l’exploration des sens ? Quelles limites à la représentation de Sade ?

La paix amoureuse est celle des sens aussi, la jouissance dans l’alcôve est un retour sur soi à travers l’autre selon ses propres lois, c’est toujours mieux, sans foi ni loi, c’est très bien aussi. Sade peut être représenté pour continuer à réfléchir, (se réfléchir) comme dans un miroir tendu depuis le 18ème siècle. Dominique Touzé et le Wakan font un pari. Qu’ils gagnent en ayant créé un spectacle et fait entendre ce texte impossible et nécessaire. Qu’ils perdent dans le piège qu’ils se sont tendus : donner victoire au spectaculaire par peur de la pudeur. Ils en font l’aveu à travers la bouche de Dolmancé/Emmanuel, incapacité belle du démiurge à donner à voir l’indicible et l’insoutenable. Cet intermède – improvisé en répétition – crée un point de profondeur d’une grande honnêteté : le Wakan fait le pari en conscience de pouvoir le perdre. J’ai beaucoup aimé cet aveu de vulnérabilité pourtant démenti par la scène finale. Ils ont été sans pitié comme le texte dont ils se sont vengés. Egoïste, un texte se suffit souvent à lui-même ; économe, il ne souffre pas la dépense ; avare, toute surcharge lui est débauche. En cela, la littérature – même sadique – a ses pudeurs de vierge.

dalie Farah.