Notre Joie de François Bégaudeau. Voici l’homme. Radical.

Notre Joie de François Bégaudeau. Voici l’homme. Radical.

Notre Joie de François Bégaudeau. Voici l’homme. Radical.

(Durée de lecture : long)

Notre Joie de François Bégaudeau.

Voici l’homme. Radical.

En Nietzschéen et en latin, ça se dit « Ecce Homo », ainsi s’intitule l’autobiographie philosophique de Friedrich, dont les titres de chapitres rendent perplexes : « Pourquoi je suis si sage » « Pourquoi j’en sais si long » « Pourquoi j’écris de si bons livres » « Pourquoi je suis une fatalité ». D’aucuns diront mais quelle arrogance, ce Nietzsche je peux pas le voir, le saquer etc. surtout quand il passe à la télé,  il est prétentieux, en plus, là, tu as vu ses pulls ? Les titres et les pulls de l’homme suffiront à condamner le livre et l’homme et évidemment, porter un jugement catégorique sans en avoir lu une ligne. Friedrich, appelons-le F.  n’a pas que des amis.

La préface d’Ecce Homo annonce : « (…) j’ai un devoir, contre lequel se révoltent au fond mes habitudes et, plus encore, la fierté de mes instincts, celui de dire écoutez-moi, car je suis un tel. Et n’allez surtout pas confondre. » Oui, Nietzsche écrit depuis lui, pour qu’on ne le confonde pas avec un autre…vous trouvez ça prétentieux. Evidemment. Pourtant, il faut bien de l’humilité pour se laisser contempler dans ses laideurs et ses nudités. Belle et nue disait un programme TV. Beau et nu écrit F.

C’est quoi le rapport avec Bégaudeau ? Je vais quand même pas le comparer à Nietzsche ? Ben si. Et moi aussi. Et vous aussi.

Déjà pour la forme, le nouvel essai de François Bégaudeau adopte une forme hybride, entre dialogue politique/philosophique et écriture romanesque, le livre promet des expériences de lectures radicales et totales.

Ecce Homo, Nietzsche : « Personne ne peut trouver, après tout, dans les choses, même dans les livres, rien d’autre que ce qu’il sait déjà. Quand l’expérience ne vous a pas ouvert l’oreille à un sujet on reste sourd à ce qui s’en dit. (…) Bien des gens se sont figuré m’avoir compris pour s’être arrangé à leur image une – idée de moi qui était souvent à l’opposé de la vérité, en me prenant, par exemple, pour un « idéaliste », et ceux qui n’avaient rien compris me déniaient toute espèce de valeur. »

C’est exactement l’inverse et la même chose qui arrive à Bégaudeau quand, au sortir d’une rencontre, au sujet de Histoire de ta bêtise, il est apostrophé par un jeune homme qui déclare : « Tu es mon idole. » Emprunté au latin idolum « image, spectre » On aurait imaginé que la flatterie aurait gonflé le jabot écrivain soucieux de gloire, de fanatisme et de considération démesurée mais cette rencontre va – pour le moins- gêner aux entournures car le « fan » est un identitaire, qui zone dans la pensée extrême-droitière et le Bégaudeau, c’est pas là qu’il habite en fait.

De ce vis-à-vis, face à face, pinte à pinte va émerger un étrange dialogue. Le « fan » M. et l’idole. François Bégaudeau fait le récit de cette rencontre pour apercevoir la carte mentale qui structure l’identitaire qu’il a en face de lui, il lui faut résoudre l’équation de cette passion que M. a pour l’idole qu’il est censé être. De quoi est fait cet amour ?

M et le Fataliste Joyeux. Le dialogue peut commencer.

Notre Joie aura deux types de lecteurs : ceux qui ne liront pas et auront un avis, ceux qui aimeront la première partie plus que la seconde, ceux qui aimeront la seconde plus que la première. Je fais partie de la troisième catégorie : je me régale sur la première, je m’accroche sur certains passages de la seconde et je m’envole sur sa fin.  Partie 1 : Confusions, essentiellement le rendu commenté de la rencontre avec l’identitaire, partie 2 : Boussoles, suite de cette rencontre et dialogue avec « son camps », la gauche.

La définition de l’identitaire n’est pas celle que l’on cristallise ces derniers jours autour de Zemmour par exemple, l’homme affublé de cornes diaboliques et d’un sabre laser aurait une puissance extraordinaire et serait LA menace ; j’ai vu les photos, le petit homme se trempe dans la mer avec une jeune conseillère, probablement qu’il a une érection sous-marine, et une vague culpabilité pour sa femme avocate mère de ses trois enfants, ce n’est qu’un homme, un confus, un petit homme confus flatté de l’attention qu’on lui porte, un petit homme qui trompe sa femme, comme tout le monde, petit vaudeville de province d’un petit confus.

Et si l’on veut comprendre comment cette confusion confusionne et semble convaincre, il faut lire Notre Joie.  Je ne peux ici reproduire l’arborescence de ce dialogue dont la lecture est à la fois fluide dans son style et ardue par sa densité.

Etre confus, c’est être obscur, être obscur c’est préférer les mots, les formules sans le réel. Le confus aime les « idées » qui restent des idées, qui ne correspondent à rien, qui ne renvoient à aucune expérience, ni exemples, juste des idées qui se baladent autour de l’identité.

« Au milieu d’une phrase dite ou écrite, identité me fait l’effet du verbe schtroumpfer dans la bouche d’un schtroumpf . »  écrit Bégaudeau. Les pages sur la déconstruction de ce mot « phare » apocalyptique et rédempteur de notre époque reposent, apaisent intellectuellement, politiquement. Qui veut argumenter contre la main brune qui s’étend trouvera là les mots, le repos, et bientôt la joie possible, page 17 à 27. Identité, emprunté au bas latin, identitas « qualité de ce qui est le même » lui-même dérivé du latin classique idem « le même ». Sens premier : caractère de deux ou plusieurs êtres identiques (identité qualitative, spécifique ou abstraite). Voilà, c’est simple, cela ne peut pas exister. François Bégaudeau de son hybride plume romancière, essayiste, dans cette subjectivité « éclairée » chère à Rousseau, le montre.

Identité, baudruche inutile qui n’aime que l’air qui la fait gonfler et se propose comme pansement extrême de la plaie sociale, tu n’es rien qu’une idée. Et c’est suffisant pour M : c’est un croyant, un fanatique (qui a besoin d’idole), pour lui, une idée est une réalité. Il n’existe nulle part au monde le même que vous. C’est biologique, social, psychologique, réel. Même Zemmour – et peut-être est-ce son malheur – n’a pas d’alter qui serait son ego. C’est impossible dans notre monde. S’il veut trouver à aimer le même que lui, il devra se contenter d’un miroir : les yeux de cette fille pour qui il bande, les yeux de ses admirateurs qui bandent pour lui, ou celui de sa salle de bain, froid et sans amour comme le sont tous les miroirs. Aime-toi tout seul Eric.

La fausse clarté des confus fait sa toxicité : ils évacuent – explique Bégaudeau – l’historicité de l’histoire, la femme du féminisme, les pauvres de la misère ; ce qui les intéresse dans le creux des idées c’est le fantôme romanesque d’un récit favorable, favorable à leurs idées qu’ils ont imaginées. François Bégaudeau appelle cela la « rhétorique contrebandière »

Le racisme plaisir de bouche n’est pas encore le racisme en action mais quand il le devient, c’est la boucherie.

« L’heure est à l’orgie pure, sans fausse pudeur. Une à une les digues ont sauté, d’élections en élections la langue s’est déboutonnée. Contexte aidant, ce n’est plus la limite qui échauffe mais l’autorisation illimitée. Avec la grande décomplexion en cours le sac de contrebande est chaque mois plus transparent. Le raciste ne conte plus fleurette à la belle, il lui soulève la jupe. Il ne dit plus islamisme radical mais islamisme, ne dit plus islamique mais islam, ne dira bientôt plus musulmans mais arabes, comme dans les années 1970, avant que l’un couvre pudiquement l’autre d’un voile. »

M le connecté et le Fataliste Joyeux médiatisé

Ce qui est à l’origine de la cristallisation amoureuse de M tient beaucoup aux heures qu’il s’enquille sur internet. C’est un « bébé Soral » raconte Bégaudeau. Qui aime les commentaires. Des commentaires. Sur des commentaires. Le réseau social produit du commentaire. Pas de la pensée, ce n’est pas son rôle. Et le coup de foudre se résume à ce malentendu, l’intellectuel – censé produire de la pensée dans des livres- se retrouve à commenter des commentaires sur des écrans. La situation du verbe qui n’est que parole prête le flanc à une langue vidée de réalité aux tours manipulatoires nombreux : fictionalisation de l’Autre, fabrique de l’ennemi, pronom « nous » qui correspond à rien, le verbe être. Il faut lire ces pages qui montrent que « l’idée identitaire est la sécrétion corticale d’une passion de l’un. » C’est une pathologie du cortex, une confusion construite autour d’une panoplie verbale qui rêve d’uniforme.

« (…) il tarde à ces gardiens de l’ordre que le grand désordre survienne, ouvrant une période d’exception qui légitime des opérations punitives dans les Territoires perdus. Ces patriotes veulent la guerre civile qu’ils prédisent, quitte à liquider leur chère patrie »

Ces phrases m’ont attrapé le ventre parce qu’elles m’ont rappelé mon émotion à la fin du film Bac Nord : saisie par ma propre empathie envers les policiers encerclés et mis en scène dans un rapport de force de guérilla, j’ai su que ce film demandait implicitement l’envoi de chars et de bombe H sur tous les quartiers Nords ; le film appelle en soi – même moi- cette conclusion effrayée et excitante d’une fin de non-recevoir. Sans aucune profondeur de réalité sociale, la mise en scène palpitante appelle à l’ordre, à une violence rationnelle d’extermination.

Le livre dans son écriture arborescente, quasi en mimétisme de la confusion verbale et idéelle de M, m’a fait penser à ce titre de Woody Allen « Tout ce que auriez voulu savoir sur le sexe sans oser le demander. » « Tout ce que vous auriez voulu savoir sur les débats (de merde) en cours et futurs débats (de merde) vers les présidentielles sans oser le demander. » C’est comique, dramatique et un peu tragique aussi, parce que la réalité ça tue vraiment des gens et ça abîme vraiment des corps. Tous les mots creux sont démontés, un par un depuis la « bataille culturelle », « l’ensauvagement », « la civilisation », «peuple », « système », « élite » , «issu de l’immigration »… Tout pour éviter de penser le réel et la cause du réel, les chaînes de violence, la marchandisation du monde, les manœuvres boutiquières aliénantes de la mondialisation…

« Jamais en cinq heures les mots capital ou capitalisme ne lui viendront aux lèvres -qu’est-ce qu’il me trouve ? »

Je réponds : « François, M. te trouve beau, désirable. Ta force et ton scandale l’attirent, il veut être ton « même » pour que tu l’aimes, pas comme il est, non, ça il peut pas ; mais comme il voudrait être. Et surtout, il voudrait que tu sois le bras armé de son sadisme impuissant, tu as une langue et une plume, et tu passes à la télé. »

Dans la seconde partie c’est la dialectique flamboyante où l’homme radical subjective, corporéise sa pensée. Comme si l’inconsistance des confusions créait un appel de vie, de vérité,  un appel d’air. La matière première de l’écriture – et comment s’en défendre – c’est soi-même : on n’écrit pas depuis le corps d’un autre. Si M. refuse de divulguer sa matière -l’annonce de son prénom véritable est un coup de théâtre dans l’essai- F. le fataliste raconte sa mère, son père ; l’atavisme qui le mène à la parole politique, et surtout à la pensée. Cette seconde partie, laisse l’apparente errance de la première pour galoper et couper les têtes idiotes de la confusion ; émouvantes et radicales sont ces pages où Bégaudeau va creuser ses failles pour démontrer sa joie. Il se fait vulnérable et arrogant, se met à poil et met une armure (ça doit être gênant) ; c’est émouvant, vraiment : je pleure sur la fatale argumentation qui déplie le mépris envers les migrants, et je suis bouleversée de l’anamorphose sincère d’un écrivain aux colères vitales et morbides. Il s’adresse ici à ses partenaires de luttes, à la gauche ; désigne les humiliations causes de colères souvent ridicules mais parfois meurtrières.

L’homme radical écrit sa joie. Depuis sa propre charpente politique. Oui, il a fait ça. Est-ce qu’il est dingue ?

On a dit de Nietzsche qu’il était fou parce que ses textes avaient quelque chose de fou, on va dire de Bégaudeau qu’il est un peu fou, on m’a tellement tellement répétée que j’étais folle, on le dit aussi de mon amie Leïla et de Sabine aussi et souvent on l’a dit de mon amie Manue. Oui, nous sommes folles, ils sont fous, vous êtes fous. De joie. De cette joie un peu insupportable qui n’est redevable de personne, gratuite et non rentable, conditionnée à rien sauf au fait de vivre.

« Si le réel n’existe pas, tout est permis. »

Les 140 dernières pages sont des pages d’affirmation. Affirmation de la vie et affirmation politique. Anarchomarxiste il est, vitaliste il est. Ecce Homo. Voici l’homme radical, je vous avais prévenu. Il va remonter à l’indignation, de quoi sont faites nos indignations ? Empathiques ? Feintes empathies ? Soulagement et jouissance du rôle de l’indigné qui ne vit pas la situation indigne ? Cette lucidité n’est pas morale, elle cherche à déplier nos postures politiques et sociales. L’homme n’est pas un saint, il est un être social déterminé par une chimie sociale dont il n’a pas toujours conscience : « L’ennemi de mon ennemi est d’autant moins mon ami que je n’ai pas d’ennemi. (…) Nous n’avons pas d’ennemis mais des adversaires- de classe.»

Dans le flux du texte, l’on saisit ce qui relie les colères froides et politiques des uns et les séparent des émeutes chaudes des autres. Bégaudeau ne lutte qu’avec des mots et à ce moment du texte il me fait penser au coureur dernier arrivé d’un marathon ; les vainqueurs ont été applaudis, les organisateurs remerciés, la presse est partie, le public est rentré chez lui, et il arrive le malingre F ; le débardeur est un peu grand, les guiboles résolues dans leur fatigue déterminée, il continue de courir, il lui reste encore un tour à faire. Tout seul. Je suis la femme de ménage qui ramasse les papiers dans les gradins, je jette un œil à ce type qui n’a pas l’air de souffrir mais qui fait son petit machin sans rien demander à personne. Pas un héros, où alors un Buster Keaton en short.

Ce qui le porte et le fait courir, je l’expérimente depuis très longtemps sans le nommer : c’est un scandale. Le scandale de la vie malgré tout.

La vie malgré tout parce qu’on n’a pas le choix de vivre, il n’y a pas d’alternative à la vie, on se le tue à l’écrire et à le raconter. D’autres à le manifester. Ce qui ne va pas dans la puissance marchande c’est qu’elle s’en fout de la vie, c’est pas son sujet, c’est pas son problème, c’est sa source de profit.« Pour nous repérer dans une situation donnée, le nord de notre boussole est la question sociale et donc la condition prolétaire. » Le social ramène la crasse du pauvre là où n’a pas envie de la voir : les blablateurs négationnistes du réel, en ont marre du misérabilisme. Les pauvres. Moi, j’en ai marre de la misère. Et je crois qu’on est pas mal comme ça, il est moins seul le marathonien vendéen.

« Concernant l’immigration, M s’inquiète non du moins- disant social qu’elle engendre, mais d’une altération de notre culture. L’immigré qui a fui son village rasé par des trafiquants d’armes islamistes, traversé un désert sans vivres, filé tout son fric à des passeurs libyens, manqué s’intoxiquer au gas-oil dans la soute d’un rafiot, passé l’hiver dehors à Vintimille, chopé le Covid dans un camp de la Porte de la Chapelle, bossé au noir sur un chantier sans normes de sécurité, vécu dans un logement qui l’expose au plomb, ne met pas en danger sa vie mais l’identité française chère à M comme à Mehdi. »

La question est le rapport de force. François Bégaudeau répète et met en récits ces situations. Bertina fait ça aussi, j’essaie aussi de la faire notamment dans mon dernier roman. Ernaux l’a fait aussi. Et d’autres, je sais. Pourquoi Bégaudeau écrit de si bons livres ? Bégaudeau a le réel pour lui. Voilà, ça tient en une ligne. Il a le réel pour lui et le regard qui va avec ; l’œil radical. Ça fait pas toujours du bien, F. n’est pas là pour consoler, c’est pas un doudou ni une tablette de chocolat, c’est un écrivain et homme radical. Un peu  d’étymologie aide à comprendre cet épouvantail : « dér. de radix, -icis « racine, origine première ». En somme les radicaux s’intéressent aux racines – comprenons les causes- premières dans une approche absolue et complète. L’épouvantail est ridicule, les radicaux ne sont que des « chichiteux » de la cause. Je suis devenue une écrivaine radicale grâce à Bégaudeau, c’est par lui que je vais gratter à la racine de tout quand j’écris mes livres. C’est par lui que j’apprends que la surface d’un fait n’est pas le fait. Depuis j’en lis d’autres qui travaillent le réel ainsi (Quintane, Bertina, Andras, Pauly, Michon, Beaune, Divry, Klein, Mauvignier, Chauvier etc) et je relis mes classiques (Zola, Balzac, Flaubert, Faulkner etc.)

F. raconte qu’il est souvent en position de force sociale et que c’est un fait. Tout au long de son livre il rend compte des violences subies par des ami.e.s à lui, des femmes en rapport de force défavorable obligées de subir et incapables de trouver une issue, comme cette salariée harcelée dans un entreprise sans syndicat… Il prouve le fait de forces antagoniques sur les sujets qui allument la braise et mouille la bouche des blablateurs : la femme musulmane et le voile. La boussole doit servir à ça : sortir – si possible – et éviter -si possible – « les débats de merde ». Il le dit comme ça.

« La plupart des débats de merde ayant pour caractéristique centrale de transformer en coupables des faibles sociaux, ils ont la grande vertu de confusionner le camp social, affolant ses aiguilles et explosant ses repères. »

Comment organiser la lutte sociale quand tous ne vivent pas les mêmes rapports de forces ? Comment la lutte peut-elle fédérer au lieu de se fritter ?  Il le montre avec les débats contemporains sur la cancel culture, ou le décolonialisme : renoncer à la vengeance et prendre la même boussole.

Il est fou ce type. J’ai fini de nettoyer les gradins ouest, je vais vers le nord et je vois le type qui court toujours, il n’a pas l’air fatigué, j’ai même l’impression qu’il sourit. De loin, je vois pas bien, je suis un peu myope. J’ai un peu peur qu’il se fasse choper par les vigiles parce qu’à cette heure-ci, il va se faire des ennuis.

« Notre politique a pour but de renverser le rapport de force : fortifier le faible social, affaiblir le fort social. »

La réparation exigée par les blessés et humiliés de l’Histoire est une réparation qui ne peut être politique car elle est impossible, la blessure traumatique, je le sais, ne peut être réparée par celui/celle qui l’a infligée mais par celui/celle qui l’a reçue. J’écris dans le Doigt comment l’on peut destituer ses maîtres pour se libérer d’eux, sans toucher à leur misérable symbole de domination.

Bégaudeau propose : « M’invitant sur la place publique, je parlerai au nom de la douleur subie, mais ce n’est pas de cette douleur que je parlerai. Je parlerai au nom du dominé que je suis mais en prince, je parlerai en reine. La victime que je ne veux plus être s’effacera devant la reine que je suis. Je n’évoquerai la violence essuyée qu’en préambule de ma lutte pour ne plus l’essuyer. Je dirai la force que je veux être, que la disant je suis déjà. »

Sublime paragraphe qui m’émeut, j’ai mis 48 ans à faire ça et c’est un peu grâce à ce type en short qui court son marathon politique avec le dessin d’un singe sur son débardeur. Je suis une reine. Nous sommes des reines. Nous sommes des princes. Oui. La cause anti-raciste refuse l’assignation et ne s’organise pas à la revendiquer, la cause féministe refuse le sexisme et ne s’organise pas à le soutenir. « C’est en vainqueur que le vaincu se politise. »

Pardon, mon texte est long, je n’y peux rien, c’est ma joie, celle de partager toutes ces phrases que j’ai soulignées, toutes ces pensées qui ont fusé dans mon esprit. Les cinquante dernières pages opèrent le final d’une dialectique flamboyante qui affirme sa force. Le gars en short a fini son tour il en refait un autre, c’est sûr je l’ai vu quand je nettoyais les gradins du bas, il court en se marrant. C’est Zatopek décrit par Echenoz, voici l’homme qui court.

« Tout corps s’émancipant s’émancipe d’abord de sa peur. Et la refile à celui qui l’apeurait. »

Le « nous » de ces pages est le « nous » de la gauche. Celle qui veut défendre, renforcer, faire advenir son « chef d’œuvre » : « la sécurité sociale. » Cette émancipation est affirmée comme permanente et individuelle  et fraternelle et horizontale : « Quand nous luttons, nous luttons pour des individus. C’est ce que nous avons fait, faisons, ferons. » L’individu est bien l’unité palpable du corps social et il est aussi un « horizon » car aucun individu n’est exempt d’un corps- le sien- et du corps des autres – social-. Et c’est valable pour l’homme radical Bégaudeau : « Quand je suis faible, quand une dent souffre, quand la digestion coince, quand la sciatique, quand la fatigue, je n’ai plus d’attentions ni d’attention. Ces jours-là je ne suis bon à rien. Je n’ai plus de bonté. »

J’ai presque fini de nettoyer les gradins. Le mec court toujours, il m’a vue, le voilà qu’il lève les bras en l’air, il me fait signe. Qu’est-ce que je fais ? J’ai envie de le prévenir, de lui dire de faire attention quand même, avec sa dégaine et ses manières de courir seul comme un con le sourire aux lèvres, ça va lui attirer des ennuis. Il a l’air heureux, il a repris sa course, je lui fais signe trop tard, il est de nouveau en lui-même, on dirait qu’il danse.

Le livre s’achève sur cette défense et illustration de la joie, fondée sur une autonomie majestueuse : la gratuité, la non rentabilité, l’arrogance de l’auto-suffisance. Celle de la lecture, de l’écrivain qui n’a rien de mieux « à foutre » que de lire et d’écrire. Lire est subversif car ce n’est pas très profitable dans une économie de profit : un Dostoïevski emprunté gratos à la médiathèque peut occuper des heures et des heures. Pour 19 euros, Notre Joie, chez  Pauvert, occupe plusieurs heures de lectures, de pensée, d’écriture de ce texte et de discussions à venir.

Les pages finales  romanesques et nietzschéennes voient errer l’homme en short sans refuge, tout heureux d’exister dans une nuit sans sommeil qui a créé son propre soleil.

Je n’ai pas d’idole, même pas Nietzsche, même pas François Bégaudeau mais ce sont mes amis, parce que leurs livres me sont amis, voilà pourquoi j’aime chroniquer les auteurs que je rencontre quand leur livre fait amitié avec moi, m’augmente, me fait penser. C’est ainsi que j’ai lu Gauz, Pauly et même Jourde, Nohant, Zalberg, Schneck, Forget, Belpois, Giraudon, Bertina, Brunel, Girod, Kacimi, Ernaux, Magellan, Robert Nicoud, Fouqué, Boum etc.

« Un soir de septembre à Lyon, j’ai pu vérifier que l’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ami.» écrit François au tout début de Notre Joie.

Je ne marche pas dans tous les pas de François, je ne les connais même pas, je ne suis pas son « même » il n’est pas le mien ; on s’en fout, car à chaque fois que je le lis quelque chose de moi et du monde s’éclaire, mon émancipation se poursuit, ça nourrit ma joie. De cette joie précisément, François Bégaudeau est mon ami.

Dalie Farah


Quelques citations bonus :

Ni droite, ni gauche

« Refusant les étiquettes, le sémillant M fait ce que le fascisme fait toujours à son émergence : semer la confusion. Puis l’entretenir comme un fonds de commerce, et ainsi lui est fatale la clarté à laquelle c’est en vain qu’un soir de septembre à Lyon je me suis efforcé. »

Rhétorique contrebandière des confus :

« Schéma général de la contrebande : faire passer une opinion inavouable par le conduit d’une opinion avouable. Opération de contrebande fondatrice : faire passer le racisme en l’emballant dans une critique des excès de l’antiracisme. Slogan de ralliement des contrebandiers : on ne peut plus rien dire. (…) Le tribun identitaire est un contrebandier d’un genre tordu qui planque sa marchandise tout en s’arrangeant pour qu’on découvre ce qu’il planque. »

Désir d’ordre et de violence

« « Aux yeux du complotiste qui le fantasme, qui à la fois l’imagine et le désire, le prix inestimable du nouvel ordre mondial est d’être un ordre. »

L’invasion du capitole

 « Une fois franchi le premier barrage policier, les fanfarons trumpistes ne surent plus où se mettre. Ils furent comme des cons. Ils firent des selfies. »

Gilets jaunes

« « En soufflant sur leurs gobelets fumants les jaunes se racontaient des trucs. Se racontaient des blagues, des conneries, des bobards, mais surtout leurs vies. Se racontaient. Aux micros qui leur laissaient le temps, ils racontèrent les vieux empesés par les sédatifs à porter à la douche s’ils travaillaient en Ehpad. Le chantage des gros donneurs d’ordre s’ils dirigeaient une micro-entreprise sous-traitante. L’odeur de détergent ineffaçable s’ils étaient agents de propreté d’un aéroport ; l’odeur de friture des cheveux si elles servaient dans une cantine. L’éco nocturne de la sonnerie qui dans une usine Peugeot rappelle à la chaîne après la pause. La fiancée partie parce qu’il s’est remis à boire pour supporter ses trois semaines d’interim dans une morgue. L’achat à crédit d’un ordinateur pour chercher du boulot. L’achat à crédit d’une voiture pour aller au boulot. L’achat à crédit d’un vélo pour être livreur à vélo. (…) Qu’est-ce que les jaunes auront affirmé ? Leur réalité. »

Patriotisme

« Le patriotisme n’est ni méchant ni gentil, il est faux. »

Déboulonnage des statues

« Sa boussole demande au sujet des actions de revendications spectaculaires  comme les déboulonnages de statue : « Elles émancipent ou elles assignent ? » En tout cas « elles produisent du débat de merde. (…) pâture idéale pour le chœur libéral-autoritaire, qui chaque jour s’en fortifie comme Popeye des épinards. (…) Dans le négatif des offensives racisées, le nous gaulois retrouve une vigueur qu’on ne lui avait plus vue depuis la belle époque des années 1970, riche de sketchs racistes éhontées, de Y a bon Banania et de gâteaux Bamboula. »