Pays Perdu et Le Voyage du canapé-lit de Pierre Jourde

Pays Perdu et Le Voyage du canapé-lit de Pierre Jourde

Pays Perdu et Le Voyage du canapé-lit de Pierre Jourde

Pierre Jourde. Belle bête. Au garrot comme au cuisseau, sans compter l’encolure et les épaules qu’il a larges. Je le rencontre par hasard grâce à Carole Martinez à Laval. Je le reconnais sans le reconnaître et au bout d’un malentendu défavorable, on me dit qu’il est auvergnat suici-aussi. Ce qui pour moi est une qualité nécessaire pour qu’un humain puisse attirer mon attention. Un écrivain auvergnat. Faudrait pas qu’on soit plus nombreux que les vaches et la pierre de Volvic ça changerait le paysage. La bête m’ayant intriguée, je lis des trucs sur lui.

Teigneux le gars, la plume méchante parfois, le Sagouin n’épargne pas Angot et quelques autres dont il fait ses marottes critiques. Bon gars, je pense aussi, mais teigneux quand même. Les quelques notices ici et là montrent que le garçon sait se faire des ennemis. Ne jugeons donc pas le bestiau, ses amis et ses ennemis ; allez, on lit ses livres.

J’ai lu d’abord Pays perdu. Fort. Fort beau. La lecture de Pays perdu t’enlève le goût de teigne ; que si je faisais de la psychologie de comptoir littéraire, je dirais que la brute mâche sa douceur. L’histoire de pays perdu est un voyage au cœur du deuil, en promenade en Auvergne et en passé d’un monde perdu qui subsiste. On admire la syntaxe qui fuit les heurts, qui ne veut pas le cahot du lecteur, on aime la beauté des descriptions qui n’hésitent pas à faire de la réalité sa chose littéraire. Pays perdu, comme son titre ne l’indique pas est une quête, à la recherche d’un pays qui est là, massif et minutieux, pris dans ses habitants et en passe de disparaître. Le pays c’est les gens aussi, qui vivent et se meurent et parfois en même temps.

« Ces visages que le froid colorie violemment, sous les casquettes, beaucoup ont été sculptés par l’alcool, ces corps fabriqués par lui ou démembrés par lui. L’alcool préside aux besognes du fer, de la pierre, du bois, de la corne. Il tuméfie les faces, cogne les épouses, ruine les exploitations, déforme les membres, ourdit les accidents. Lui, et lui seul. Ceux qui lui ont vendu leur âme ne sont plus que l’alcool, le corps provisoire et titubant de l’alcool. Il travaille au lent retour vers la confusion des formes, vers les créatures du chaos, il fabrique des succédanés de titans. » 

Deux frères donc se rendent au pays perdu pour hériter d’un parent, un Joseph, qui selon la légende familiale aurait caché un trésor, dans le mouvement de ce voyage, il est question aussi de la mort du père et surtout des funérailles de Lucie, la petite  dont le narrateur portera la bière.
En ironie douce et en tendresse vraie, la teigne ne ménage pas la cruelle réalité, c’est son boulot, qui aime la littérature aime le juste et la justesse n’est jamais gratuite. Les habitants du village le lui feront payer, à coups de pierres, contre lui, sa petite famille ; surtout son bébé, métisse insulté et langé dans ses bras.
Il aime la bagarre le Jourde, il le dit et le raconte, mais là, c’est autre chose ; l’écriture de ce livre est objectivement une alchimie de beauté, l’ode à la bouse de vache en est la métonymie. C’est vrai que ça sent bon la bouse, non ? Décrire le merdier du monde, le raconter c’est en enlever un peu, Pays Perdu le fait très bien.
Dans un autre registre, j’ai lu cet été Le voyage du canapé-lit. Ce machin est un roman improbable qui raconte le déménagement d’un canapé lit depuis la banlieue parisienne jusqu’en Auvergne. Le narrateur, et son frère (encore eux) et Martine, la femme du frère. C’est la mère qui a demandé aux fils de descendre l’énorme et laid canapé de la grand-mère pourtant peu amène avec sa fille. Le machin se présente d’abord comme une boutade un peu lourde avec force jeux de mots, calembours, apartés et tous ces trucs stylistiques dont je ne raffole pas et au détour d’un virage je finis par rentrer dans le jumper et j’écoute. Il faut imaginer un de ces textes du 16ème que j’adore, un Heptaméron qui dure une journée le temps de livrer le canapé.

A l’avant du camion le narrateur soliloque et dialogue et se moque. Le machin est un mille-feuilles narratif qui devient vite savoureux. Il est question même de se moquer de l’écriture du livre en cours et de la fâcheuse inimitié entre les objets et le narrateur-Jourde. La teigne a de l’esprit et c’est bien agréable, on se marre, on réfléchit, on tourne les pages on éclate de rire, on hausse le sourcil, le voyage littéraire suit son cours. Il y est question d’un canoë, dune grand-mère avare, du réel impossible, d’un narrateur aux intestins tyranniques et à la vessie malicieuse, de bagarres, d’amour fraternel. Les  micro-récits enchâssés et les paraboles littéraires passionnent et font rire. What else ?

« De même, si on s’avise de sortir son trousseau de clés au moment où l’ascenseur va arriver sur le palier, et si le trousseau nous échappe des mains, il n’y a rigoureusement aucune chance pour qu’il tombe sur le plancher de l’ascenseur. Les clés ont bien calculé leur coup, elles savent ce qu’il faut faire, et tac, elles se glissent directement dans l’interstice entre la plate-forme de l’ascenseur et la porte palière, elles chutent d’étage en étage, et atterrissent au fond de la fosse. Pour récupérer les clés, il faudra s’adresser au concierge, mais il est quatorze heures et la loge ne rouvre pas avant dix-huit heures. A dix-huit heures, le concierge écoute votre histoire de l’air de celui qui vous prend ostensiblement pour un maladroit, un con et un emmerdeur. Il appelle de mauvaise grâce la société d’entretien de l’ascenseur, laquelle n’a personne de disponible, il est vendredi, ils passeront le lundi à une heure indéterminée, ça tombe bien, lundi vous êtes pris toute la journée, il faudra qu’ils remettent les clés au concierge. Au fond de la fosse, les clés ricanent, vous pouvez presque percevoir leur petit rire grelottant.»

Un de mes récits préférés c’est le combat entre la vieille voisine qui met de la musique de merde à fond et empêche l’écrivain de travailler. L’escalade de violence entre les deux vire au sketch et l’autodérision de Pierre Jourde est exquise de méchanceté.

Parce que, désolée, mais la méchanceté – même jouée – a du bon quand elle sait tenir un miroir, c’est là qu’elle est drôle et acceptable.

Pierre Jourde écrit Le Voyage du canapé-lit en estocade, parade, comme un mousquetaire-camioneur ; un  road-récit à la tomme fraiche et au cantal entre-deux qui joue la rencontre entre la Nationale 7 et la critique littéraire et métalinguistique. C’est fait.
Pourtant, là où il est fort le Bourru, c’est dans ce qu’il déteste chez certains autres : l’écriture de l’intime ; le dernier tiers du livre quitte la rodomontade et va chercher l’amour filial, la pudeur de cet amour ambivalent, l’impossibilité de l’écrire sans émotion.

Dalie Farah