Pleine terre de Corinne Royer, la voix chorale de l’absence – Mort d’un paysan abattu

Pleine terre de Corinne Royer, la voix chorale de l’absence – Mort d’un paysan abattu

Pleine terre de Corinne Royer, la voix chorale de l’absence – Mort d’un paysan abattu

Je suis toujours époustouflée dans les émissions de cuisine du nombre de préparations pour un même légume. Pour la patate on sait, frites, purée, gratin, rissolée et j’ai vu l’autre jour soufflée, on peut souffler une patate qui ressemble alors à un beignet, je n’ai jamais goûté mais j’imagine que c’est bon. Avec tout on fait tout, chips, poudre, écume, fumet, infusion, salaison ; c’est merveille que l’art culinaire, si on l’associe à l’art ménager, je crois qu’on peut assez bien définir mon plaisir d’écriture et de lecture.

Lorsque je rencontre le livre de Corinne Royer, Pleine Terre, j’ai déjà entendu parler de Jérôme Laronze. Je suis à la comédie et j’avais vu le spectacle du texte de Guillaume Cayet Neuf mouvements pour une cavale. J’avais apprécié le moment, j’avais aimé le jeu en 4 D, de ce fait. J’avais été un peu gênée de la dimension un peu tragédie-antique où la figure de la sœur – en Antigone – occupait la place du mort.

Dans l’ordre, le fait : Jérôme Laronze est un agriculteur tué de trois balles — reçues de côté et de dos — par un gendarme, le 20 mai 2017, dans un chemin de terre de Sailly (Saône-et-Loire). L’éleveur avait fui neuf jours plus tôt un contrôle sur sa ferme, située quelques collines plus loin, à Trivy. Entre 2014 et 2017, il subit des contrôles de la DDPP (Direction départementale de la Protection des populations), dans des conditions qui seront invalidées en 2020 pour atteinte aux droits fondamentaux. Entre-temps, des bêtes sont mortes et le paysan aussi.

L’affaire souligne plusieurs causes structurelles économiques et sociales : le suicide paysan n’est pas une tendance du milieu, c’est une conséquence orchestrée de manière inéluctable. Pour obtenir des aides de la P.A.C. il faut se plier à des normes, c’est logique, donnant, donnant ; le souci c’est que ces normes obtenues depuis l’agriculture industrielle ne s’applique pas à l’agriculture paysanne. Dès lors, les paysans sont tous amenés à se plier de gré ou de force à des investissements, des us et des coutumes qui vont parfois à l’encontre de leur métier.

L’affaire Laronze débute sur un premier contrôle qui demande au paysan de faire des tests ADN sur certaines bêtes, – à ses frais, puis un autre contrôle tourne en débâcle et plusieurs bêtes se noient, et un autre. A chaque fois, c’est une armada : contrôleur plus gendarmes.

La dernière fois alors que ses bêtes vont être saisies Jérôme Laronze s’enfuit. Pendant 9 jours.

Alors tout commence et tout fini.

De ce fait on pourra selon l’art culinaire écrire sous plusieurs formes : Théâtre de ces neuf jours racontés depuis une vivante, une des quatre sœurs de Jérôme Laronze. Pièce radiophonique avec le même texte de Guillaume Cayet. Il y a aussi des articles documentés, ceux de Marie Astier dans le journal en ligne indépendant Reporterre et cet été la série en 6 épisodes de Florence Aubenas dans le journal Le Monde.

Corinne Royer a écrit un roman, inspiré, de la réalité. Et l’on peut – comme toujours – se demander quelle est la forme la plus proche de la vérité. Est-ce qu’une frite est moins une patate qu’une purée ? Qu’une pomme sautée ? Soufflée ? Je peux avancer que le cuisine moléculaire qui propose une écume de pomme de terre me plaira moins qu’une portion de frites, mais ça c’est parce que je suis une plouc. Ne revenons pas dessus.

Qu’en est-il du roman de Corinne Royer ? Eh bien, c’est de la littérature, voilà tout.

La littérature peut documenter le réel, et elle peut faire plus, combler les vides du réel. Les derniers jours de vie de Jérôme Laronze échappent à la compréhension, les neuf jours ne sont pas une fuite à travers la France jusqu’à un paradis fiscal, non, les neuf jours consistent à rester non loin de chez lui et à échapper au contrôle.

« Il expliquerait qu’il ne se rendrait pas tant que sa voix n’aurait pas été entendue , tant que la mesure ne serait pas prise de l’aberration d’un système qui éliminait les paysans aussi sûrement que des mouches sur un piège électrique, grillait tout sans distinction – le présent et l’avenir. Il faudrait bien que cesse cette odeur de roussi qui gagnait les campagnes. Il faudrait en finir avec cette administration qui allumait des feux chez les petits éleveurs, leur reprochait aussitôt de ne pas savoir les circonscrire alors que d’imminentes catastrophes couvaient en toute impunité chez ceux que ce même système avait décidé de placer sous son aile – parce qu’ ils pesaient sur les emplois, qu’ils faisaient vivre les banques, les coopératives, les fabricants de glyphosate, les poids lourds de l’agro-industrie, les géants de la grande distribution. »

Corinne Royer a raconté la Cavale. Les neuf jours.

En neuf parties, le roman dessine les contours de cette voix intérieure : celle du disparu. Les morts ne sont plus là pour plaider leur cause, les avocats s’en chargent parfois, les militants, les journalistes, les survivants, l’écrivain, lui, ne peut avoir qu’une cause : la littérature. Alors le texte se fait nécessairement partiel et dans un certain sens partial : on ne saura rien de l’engagement politique et syndical du dénommé Laronze mais nous pourrons suivre les pensées et les souvenirs du personnage Jacques Bonhomme durant ces jours.

« Il regarda autour de lui, s’étonna de tant de beauté. Les mélèzes levaient vers le ciel leurs troncs gris dont l’écorce, sur la partie la plus haute, se teintait de reflets brunâtres. Ils étaient couverts des chatons qui pendaient au-dessus des branches, nombreux et jaunes pour les mâles, d’un rouge très vif pour les femelles. La lumière dansait sur le vert clair des aiguilles, créant des scintillements comme des milliers d’yeux minuscules qui jouaient à disparaître sous les feuillages pour venir à nouveau s’attrouper aux extrémités des ramures. Un soupir émerveillé se forma sur ses lèvres et il pria pour qu’un tel ordonnancement ne soit jamais perturbé par la convoitise des hommes qui toujours s’entêtent à détruire ce qu’il y a de plus beau. »

Corinne Royer raconte ces neuf jours comme si nous y étions, elle plonge alors dans la psyché de son personnage Jacques Bonhomme, pour en déplier la profondeur, l’ambivalence, l’opacité aussi. Elle éclaire le cheminement d’un homme qui lit des livres, parle comme un livre, un homme aux allures de géant – en colère – sans être colérique. Chaque jour de Cavale fait entendre aussi, la voix d’un témoin, les faits nous apparaissent depuis l’intérieur encore. Il y a l’ami d’enfance, il y a les voisins, la famille.

« On n’était pas d’accord, avec Jacques. Je prétendais qu’on n’avait pas besoin d’être labellisés pour prendre soin de la terre et des bêtes. Ce que j’en pense, c’est qu’il ne devrait pas y avoir de normes pour le bio, c’est le bio qui devrait être la norme. Et ce sont les autres, tous ceux qui produisent de la merde à la tonne, qui devraient faire l’objet des contrôles. On mettrait de grosses étiquettes à tête de mort dans les rayons, des rangées de merde en pack bien identifiées, à des prix exorbitants, réservés aux nantis, parce que c’est ça aussi le malheur : ce qui est mauvais pour les riches, on prétend que c’est bon pour les pauvres. »

L’écriture dans une facture classique – au sens noble du terme- déploie cette tragédie en pleine terre.

Ce n’est pas un fait hors-sol, ce n’est pas l’histoire d’un paysan, paysan symbolique, qui viendrait décorer l’actualité d’un petit suicide dont on a déjà pris la triste habitude. Un par jour. Soupir profond, sourcil soulevé, et on s’en fout on passe à autre chose. Corinne Royer écrit le poème de la terre, comme un Virgile le ferait, un poème qui boit le sang des offrandes et accueille la dépouille des morts. Ce roman couple l’art du lyrisme et celui de l’économie, la langue méticuleuse se moule autour du fait, de la voix aussi de ses personnages.

« Je n’ai jamais connu de rire semblable à celui de Jacques. Il formait comme un grand vent, il secouait toute la tablée, c’était un rire en tornades. Il naissait dans le bas-ventre, montait dans la poitrine, faisait enfler la gorge et soufflait des sons graves émaillés d’une sorte de sifflement qui grésillaient quelques secondes, puis reprenaient de plus belle. Jusqu’à la fin, il nous en aura fait don sans faillir. Avec ce rire, tout était balayé. On pouvait repartir à zéro, rebâtir sur de nouvelles bases. On oubliait les signes les plus criants de l’effondrement, le monde paysan qui hurlait à nos tempes et aucune consolation en vue. Oui, c’était quelque chose, son rire de titan. »

Le bonheur de la lecture, crépitement d’une formule sous la langue, déploiement d’une métaphore dans l’oreille, impression d’une description qui pénètre la peau, récit haletant calme et force du silence de ces 9 jours de Cavale.

Corinne Royer imagine pour mieux dire la vérité et c’est une manière d’aborder le fait qui rend hommage à la réalité comme à la cause.

« Faire respecter des pratiques durables, voilà à quelles fins devraient s’attacher les normes et les contrôles. Mais il en était convaincu et il voulait seulement que l’administration en convînt: il était plus délicat et infiniment plus risqué de s’attaquer aux dérives des grands groupes industriels que de sanctionner un petit paysan parce qu’il n’avait pas déclaré les naissances de ses veaux. »

Le roman donne aussi une expérience nécessaire du vivant, en vérité je vous le dis, à force de ne pas prendre son temps, de l’offrir en vanités, en rentabilité, on perdra le goût du vivant et du roman. Le roman pend du temps, 326 pages, ce sont plusieurs heures de lecture. Ces heures-là rallongent le temps, permettent de vivre à côté de Jacques Bonhomme, de ceux qui l’ont côtoyé et de s’y trouver bien, de lui tenir compagnie – outre-tombe –.

De tous ceux qui ont écrit sur Jérôme Laronze, Corinne Royer, romancière, est la seule à pouvoir lui donner vie : « Toutes ces pages avec des mots qui sautillaient dedans, c’était sa façon à lui de faire danser la vie. »

Dalie farah

P.S. Lettre de Jérôme Laronze, écrite quelques temps avant sa mort pour laquelle une instruction judiciaire pour « violences avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner » est toujours ouverte. Un gendarme est toujours sous contrôle judiciaire et demeure en activité. La famille de Jérôme Laronze se bat pour uns instruction plus juste de l’affaire, plusieurs mystères demeurent : angles de tir non compatibles avec la version des gendarmes, disparition des douilles… Le tribunal administratif de Dijon en février 2020 avait déclaré l’irrégularité des contrôles effectués en 2015 et 2016 à la ferme de Jérôme Laronze, et les avait qualifiés « d’abusifs » en les annulant : « Le tribunal déclare que les contrôles administratifs tenus les 4 juin 2015, 6 et 22 juin 2016 sont irréguliers et nuls pour atteinte à son domicile et à ses droits fondamentaux. »

« Ils existent encore les travailleurs, les opiniâtres, les taiseux, les humbles, les enracinés qui œuvrent en communion avec leur territoire et sont assassinés quotidiennement dans un crime silencieux » Jérôme Laronze

https://larotative.info/jerome-laronze-chroniques-et-etats-3390.html