Plexiglas, la grâce et la justesse du second roman d’Antoine Philias.

Plexiglas, la grâce et la justesse du second roman d’Antoine Philias.

Plexiglas, la grâce et la justesse du second roman d’Antoine Philias.

Plexiglas, la grâce et la justesse du second roman d’Antoine Philias.

Les suffrages littéraires sont parfois injustes. Ainsi, lors d’une rentrée littéraire, une perle échappe à la sagacité ou à la submersion médiatique du moment. J’ai vu passer la couverture de ce livre, acheté, lu. Il faut absolument lire Plexiglas, l’offrir et en parler.

Pointillisme, impressionnisme et naturalisme d’une Zone.

Cela se passe nulle part et plus précisément dans une périphérie de Cholet. Cela ne parle de personne et plus précisément d’Eliott et Lulu. Cela ne raconte rien et plus précisément la vie des gens qui travaillent et vivent près d’/dans une zone commerciale.

Cette zone est figurée sur une carte en incipit du livre, je l’ai peu regardée, inutile car Antoine Philias a le talent de peindre cette ville avec une telle vérité et un tel art que que ma lecture se promène encore là-bas. Tout commence par la fin, Eliott, blessé au tibia lors d’une manifestation retourne dans sa ville natale. Il va boire une bière au Balto, là où Lulu vient prendre un café quand elle a fermé sa caisse à Carrefour. Ils ne se rencontrent pas, ils se croisent et vont filer une amitié contingente à leurs contingences. Eliott ressemble à Hugo, le fils de Lulu, ce fils peu prodigue lui manque, ce fils qu’elle aide financièrement. Eliott et Lulu se retrouveront à l’EHPAD, où l’un va voir son grand-père et l’autre sa mère. Alors, ils vont partager une année en commun.  Antoine Philias va s’attacher à faire le portrait en acte de prolétaires dans leur milieu, dans la zone commerciale de Cholet.

Un roman social haut de gamme

Antoine Philias

Cette peinture sociale est toute de détails, d’impressions et de situations véritables ; écrite dans une langue brillante et drôle, tout tombe juste. Pas de faux-héros ordinaires, pas de grandiloquence des petites gens, juste les gens, comme ils sont. Evidemment c’est tout ce que j’aime, je suis de moins en moins friande des fables romanesques qui hyperbolisent la vie pour en sortir des généralités facebook et des battements cils entre deux granolas. Je peux tout lire, pourvu qu’il y ait le style.

Et Antoine Philias est résolument un styliste. J’aime son sens de la rupture : zeugma, anacoluthe, ellipse, asyndète on trouve toute la gamme de ces figures qui mettent en vis-à-vis des réalités de manière imprévisible. Il a l’œil et la manière de décrire, l’œil et la manière de présenter des personnages et des situations en quelques phrases.

Florilège :

"On lui a proposé un transfert aux caisses automatiques où sont recasées les filles avec des problèmes d'inaptitudes. Lulu a refusé. Ces saloperies ont coûté leur poste à 35 de ses collègues en dix ans.
"Ils nous feraient bosser sur un tapis de yoga avant d'admettre que c'est bosser qui nous bousille. Mais faut bien. Alors on met des pansements et on serre les dents."

"Elliot tape son code d'une main, gratte son Astro de l'autre, perd de l'argent des deux. Tant pis, merci pour la compagnie."

"Dès que l'ivresse lui fait oublier son banquier, tout est aventure, le monde est à lui."

"Bulletin municipal avec en guise d'édito les vœux du maire, Gilles Bourdouleix. Passé au tribunal pour apologie du crime contre l'humanité après avoir déclaré qu'Hitler n'avait peut-être pas tué assez de Gitans, cinq fois élu par les Choletais."

"Lulu a des soucis plus urgents que l'apocalypse. Ni Trump ni les hackers n'ont dû passer leur matinée à scanner des frangipanes industrielles et ils n'iront pas non plus sacrifier leur après-midi dans un EHPAD à Trémentines. Alors elle règle son café  et laisse le sort du monde aux mains des grands penseurs de comptoir."

"Lulu n'y entre pas pour acheter mais il est rare qu'elle reparte les mains vides."

"Au moment de régler sa deuxième pinte, Elliot se dit qu'il est trop dépensier pour un chômeur pas encore indemnisé. Mais à quoi bon se lamenter du manque d'activité dans le centre-ville s'il ne vient pas soutenir les petits commerçants."

"Sans lendemain, Elliot repousse au surlendemain. A la fin de cette vidéo sur les exoplanètes, il fera un peu de ménage. Au moins la vaisselle. Mais alors qu'il va savoir si nous sommes seuls dans l'univers, son téléphone vibre et surgit sa sœur."

"Dans la tête des petits connards en costard, tout le monde bosse pour eux. Tu veux un Mentos ? Je mange pas les oranges."

"Il se fait tard. Carrefour ferme. Eliot et Lulu se balancent."

Un roman politique narquois d’un sniper flaubertien

Le romancier manie aussi toutes les nuances d’humour, depuis l’ironie jusqu’au sarcasme, en passant par la satire, notamment du maire de Cholet, plus à même de défendre sa réélection que sa ville. 31 décembre 2019. 31 décembre 2020. Le roman est rythmé par les fêtes d’un calendrier qui est surtout celui de Carrefour, là où travaillent Lulu, William, Naëlle, Françoise, Josie, Franck… Au cœur du récit : le travail. Il n’y a pas plus politique que le travail et l’argent. Lulu a cumulé en plusieurs décennies toutes les douleurs d’avoir été caissière toute sa vie ; en cinquante ans, tout son corps lui rappelle ses peines et son compte en banque la nécessité de continuer à travailler. Donc à souffrir. Tout du long. Pendant la crise du Covid, avant, après. Vie d’avant, monde d’après, ce n’est pas une question de développement personnel mais de conditions de travail.

En cela le titre renvoie à une matière créée au début du XXème siècle, matière au cœur de la création d’objets de consommation. Le plexiglas c’est aussi la paroi qui va séparer les caissières des clients, qui devrait protéger du virus. Qui aurait dû protéger leur statut, qui a souligné leur importance et qui in fine, souligne leur valeur toute dérisoire. Je ne sais pas si ce titre est le meilleur possible mais il révèle comme le caddie de la première de couverture la matérialité de la vie de Lulu et Elliot mais aussi la vulnérabilité du microcosme décrit par l’écrivain.

Antoine Philias en fait la narration méthodique et implacable. Le réel est pour lui et le lecteur s’attache à la vie du vigile, du pharmacien, de la sœur d’Eliott qui rêve de créer son salon de coiffure, de Kevin parti dans une ferme, de Naëlle qui veut faire des études à la Sorbonne et même de Françoise pour qui tous les maux du monde sont reliés à l’islam ; l’humanisme du regard romancier est celui d’un sniper et d’un amoureux. Aucune caricature ou portrait attendu. Quand Eliott aide Lulu à rencontrer quelqu’un sur Tinder et que le gars en question tourne en boucle quelques théories complotistes, on y croit, en 2020, la France opère une torsion significative dans son rapport au travail et à la vérité, c’est philosophique aussi et Antoine Philias le raconte avec le génie d’un chroniqueur flaubertien.

Le manager Retailleau en soumission fanatique devant le chiffre d’affaires est peint avec minutie dans des situations où la chaîne des violences sociales apparaît dans toute sa bête clarté. Depuis les milliards de Bompard, PDG de Carrefour, jusqu’à Josie, femme de ménage chez Carrefour, les slogans macronistes visent à créer un intérêt commun. Sauf que Josie qui continue de travailler à plus de 60 ans finit par glisser et se blesser, sur le sol qu’elle a elle-même rendu glissant en le nettoyant. C’est toujours pareil, la gueule par terre, le nez dans le ruisseau. Pendant ce temps-là, le romancier intègre à son récit local, le récit national des porte-paroles, ministres et président.

Pourtant pas de désespoir là où on n’espère plus.

C’est souvent la récrimination plus ou moins sourde et hypocrite face aux livres qui peignent une réalité inconfortable. Plexiglas n’est pas désespérant, il n’existe pas pour cela.

C’est de la littérature et par def la littérature ne désespère pas, elle augmente, elle vivifie.

Oui, Lulu aura bientôt soixante ans et les douleurs qui vont avec, oui Félix le pharmacien ne fera pas sa vie avec Eliott, oui, fin 2020, le capitalisme ira mieux que le grand-père d’Eliott. C’est vrai. Pour qui a vécu ou grandi dans la marge, la périphérie des villes, on tente de ne pas piétiner ses rêves, mais l’espoir a quelque chose de rageux et de lucide. Pour qui a vécu à la petite semaine, la lumière au bout du tunnel c’est la loupiote avant un nouveau tunnel, mais il faut bien vivre, se battre, se rencontrer, aimer, grandir, croire, mourir.

Antoine Philias nous offre un roman heureux par sa force de vérité, par son écriture vive et intelligente, par sa capacité à nous faire vivre cette année 2020 dans les piétinements d’une galerie commerciale au cœur des petites mains d’un capitalisme dont elles sont les premières victimes.

dalie Farah