Qui sont ces sauvages qui chantent à tue-tête ? Stadium de Mohamed El Khatib à la Comédie de Clermont
3 novembre 2022 2023-02-05 12:13Qui sont ces sauvages qui chantent à tue-tête ? Stadium de Mohamed El Khatib à la Comédie de Clermont
Qui sont ces sauvages qui chantent à tue-tête ? Stadium de Mohamed El Khatib à la Comédie de Clermont
Il y aurait eu un paradis où le sauvage était bon et ne portait pas de costume, il y aurait eu un paradis perdu où le sauvage devait être bon et courber l’échine sous la fraîcheur d’un compliment, être bon et transformer ses cris en chants et gémissements.
Il y aurait eu les bons supporters et les mauvais, ceux qui savent se tenir et les autres ceux dont il faut moquer la dégaine et les slogans. Il y aurait un théâtre qui élève et un autre qui rabaisse, un théâtre de l’intellect et un autre qui n’aurait rien à dire.
Et nous voilà debout, et nous voilà hurlant, dansant sautant en mangeant des frites à la Comédie de Clermont.
J’étais curieuse de cette prestation, de cette proposition de spectacle. Comment une foule peut-elle occuper la scène ? Sur quel texte ? Comment un dramaturge peut arranger une matière esthétique sans faire redondance avec les clichés médiatiques sur le foot ? Comment éviter l’effet zoo de ces sauvages rendus à un espace d’où ils sont d’habitude exclus ?
Par l’art du tissage documentaire, par la force des fictions rapportées, par la présence sans triche de comédiens amateurs et celles discrètes de professionnels et même par le jeu du metteur en scène qui se joue et joue de son rôle de tapissier bienheureux de présenter sa toile.
On apprend l’histoire du club de Lens, on apprend l’histoire d’une famille, une tribu de milliers de personnes qui brandissent leur foi, leur résistance au malheur et leur joie, leur joie à aller au stade.
Ainsi ces hommes, ces femmes se tiennent à la branche de leurs souvenirs, à la gloire d’une équipe de foot qui vient panser les défaites quotidiennes.
Ils ont tout à gagner, ils n’ont rien à perdre.
Mohamed El Khatib, El Khatib, c’est l’écrivain en arabe, il a écrit et retranscrit, filmé et ordonné des images d’archives, des témoignages filmés, des monologues énoncés dans un micro, des chants depuis une tribune, des gradins en métal et une baraque à frites. Le décor à la fois symbolique et réaliste met à l’honneur et grandeur la nature des emblèmes et les fétiches du supporter.
Pas n’importe quel supporter, les supporters de Lens.
Ils étaient là. J’ai toujours crainte des bonnes œuvres sociales où l’individu apparaît comme spécimen d’une exposition universelle qui ne dit pas son nom, j’ai parfois moi-même joué le rôle de ce spécimen, phénomène d’exception que l’on observe avec une admiration ambigüe. Point de cas. Sociaux. Dans la pièce de Mohamed El Khatib, mais du jeu. Le football en rouge et or est le chant des chants, celui du courage, courage à supporter la vie (dure), courage à supporter la banalité des jours sans lumière.
Le courage des anonymes ressemble parfois à une foule dont le battement entonne Les Corons d’une voix d’oracle qui n’a plus de prophétie à clamer. Ce qui émeut aussi, ce sont les corps, ces vrais corps, dont la discipline n’est pas celle d’un ascétisme de magazine mais des épreuves et du temps. On voit passer des vieux, des jeunes, des gosses, des pompom girl de quarante ans, un arbitre à la mèche grise, un fils de supporter au visage marqué par le chagrin du deuil. Jusqu’à cet ultra, qui fait le récit de son métier de chef d’orchestre et de cette famille qui se retrouve aussi pour le meilleur quand il y a eu pire. Pas d’idéalisme, les laideurs des uns et des autres n’est pas cachée, il y a sexisme, les pom-pom girls racontent leur légitime combat, il y a parfois racisme, il y aussi violence ; c’est dit, avec vérité.
Oui, ils sont beaux.
Sans costume, sans discours. Voyez le celui-là avec le drapeau cousu par sa mère pendant trois ans, voyez-le exécuter sa chorégraphie en peine, joie et souvenir de sa défunte mère sur un air de musique classique. A mettre à genoux des ballerines. L’émotion en communion peint peut-être cet opium du peuple décrié par les gens au-dessus de ça. Que celui qui n’a jamais goûté d’opium leur jette la première pierre.
La démesure c’est la bonne taille à l’opéra comme au stade. Et à l’heure où l’on s’inquiète bien tardivement des conditions du Mondial de foot au Qatar, je me dis que les sauvages qui ont organisé ce non-sens qatari si rentable à leurs appétits boutiquiers cannibales devraient prendre des leçons de foot et de vie auprès du club de Lens.
dalie Farah