Retrouver Fiona

« Le 12 mai 2013, Fiona, 5 ans, disparaît à Clermont-Ferrand, juste à côté de chez moi. Quatre mois plus tard, sa mère, Cécile Bourgeon, avoue en garde à vue que l’enfant est enterré près d’un lac de la région. Elle accuse son compagnon, Berkane Makhlouf, d’avoir frappé sa fille. Le corps ne sera jamais retrouvé.
L’affaire Fiona commence là, suit un procès, puis un autre, un autre et encore un autre. La presse s’en est emparée, la vox populi aussi : le mal accompli n’a pas de sens, on en cherche quand même. Les derniers jours de Fiona font l’objet d’enquêtes, de fantasmes, d’interrogations sans fin.
L’affaire m’intrigue d’abord comme n’importe quel Clermontois. Quand l’aveu vient briser l’image de la mère éplorée et la remplace par celle d’une mère soupçonnée de coups et de meurtre, je me sens touchée de façon singulière. Ces vies résonnent avec la mienne. Fascinée, j’assiste aux procès, je prends des notes, puis au fil des séances, je me rends compte que je fais partie de cette histoire. Depuis ma propre survie aux coups que j’ai reçus, depuis mes embarras à être mère, je perçois le processus qui mène à la mort de Fiona.
Depuis neuf ans je vis avec ce drame. J’essaie de comprendre les mères, comprendre la violence, comprendre l’enfance vulnérable et le huis clos de vies qui semblent condamnées à souffrir ou à faire souffrir si personne ne vient rompre cette fatalité.

Car l’affaire révèle aussi comment le mal échappe à ceux qui le jugent comme à ceux qui le commettent. »

Pourquoi écrire sur ce fait-divers ?

Je n’ai pas « choisi » d’écrire et à vrai dire, je ne choisis jamais. Ce qui vient me saisit, ce que je sens, je l’écris. Le point de départ est simple, celui de certains Clermontois : j’ai été troublée (et inquiétée) par le bruit très inhabituel des hélicoptères qui la cherchait.

Mais on ne peut nier que je me suis anormalement attachée à cette histoire, que j’ai perçu une forme de familiarité avec des faits de ma vie. Des détails d’abord, j’habite près du parc Montjuzet où la fausse disparition a été mise en scène, j’ai travaillé dans le quartier nord où habite Berkane Makhlouf, j’ai été la prof particulière de français du fils du pédiatre de Fiona. Et ce détail encore : maquiller un bleu, cacher une blessure sur le corps d’un enfant, oui, j’ai vécu cela quand j’étais petite. Comme Fiona. Dépassée par mes maternités, comme Cécile Bourgeon. Aux prises avec des violences refoulées, comme Berkane Makhlouf. Ils me ressemblent, je leur ressemble.

Il est nécessaire d’écrire sur les faits-divers. Nécessaire de s’intéresser au mal. Nécessaire de dépeindre le mal quitte à constater l’insondable et l’opacité de la violence quand elle dépasse nos propres représentations. Le fait devient divers quand il est l’opprobre du pauvre ; vêtu d’hermine il devient tragédie. Les conditions de la mort de Fiona sont indéniablement sordides, mais sa vie est une tragédie, et c’est une raison suffisante pour écrire. Oui, beaucoup pensent que c’est une sale affaire, mon livre ne l’est pas.

Enfin, affaire locale, puis nationale c’est aussi une affaire juridique inédite en France, d’appels en renvois, il s’est écoulé sept ans entre le fait et le verdict final. Il fallait rendre compte de ce piétinement judiciaire. J’ai suivi le procès de 2016 via la presse, puis j’ai assisté à celui de 2018 au Puy-en-Velay et celui de 2020 à Lyon.

A quel genre appartient ce texte ?

Cette question revient souvent au sujet de mes livres, mes deux premiers romans sont des romans autobiographiques qui usent aussi de fiction. Il ne s’agit pas de fictionner l’égo pour en tirer des leçons (de vie) ou faire l’apologie de sa vie mais utiliser le récit de vie comme une matière vivante. Je ne connais pas de meilleure matière que la vie, et surtout la vie des gens. Le bois du menuisier est vivant quand il le transforme, ainsi est la vie quand on l’écrit.

Retrouver Fiona, tient du polar et du récit de vies, ce double élan fait le roman. J’aime la définition première du roman, celle qui s’attache à l’usage de la langue (langue romane) et à une forme hybride. Le Roman de Renart ou les romans de Rabelais puisent dans tous les genres. C’est l’hybridité qui fait le roman et l’adéquation entre une forme et son fond.

Un texte qui puise dans le réel n’est pas moins original ou inventif qu’un autre qui synthétise d’autres livres, d’autres histoires. L’acte créatif est artisanal, ce n’est pas la matière qui fait l’invention mais le geste de l’artisan.

Retrouver Fiona est un roman-enquête. Il arpente une ville – la mienne – Clermont-Ferrand, mais aussi des vies, une affaire policière, puis juridique jusqu’à chercher à combler les récits manquants : Que s’est-il passé dans le huis-clos de l’appartement de Cécile Bourgeon ? Qu’est-il arrivé à Fiona dans ses derniers jours ? Le lecteur pourra faire cette enquête avec moi, sur le fait-divers, sur l’enfance, sur la violence autour de lui et pourquoi pas – sur lui-même.

Au fur et à mesure des refontes du livre, je me suis rendue compte que j’ai écrit pour l’enfance, toutes les enfances. La vôtre, la mienne. Celle de Fiona.

Pourquoi ce titre « Retrouver Fiona » ? N’est-ce pas « racoleur » ?

C’est au cours du procès de 2020 qu’il a émergé de mes notes. Les deux premiers titres « On ne soupçonne jamais les papillons » et « Innocences présumées » ont été des étapes de l’écriture. Au bout de sept ans, le mystère était le même : où est la petite fille ?

Les policiers, la justice, les journalistes, les habitants de Clermont, sa famille, les français ont tous formulé ces mots : « Retrouver Fiona » C’est à l’origine de l’affaire car cette phrase a été prononcée par Cécile Bourgeon lors de son appel au secours alors qu’elle savait que c’était impossible. Ce mensonge a cristallisé à jamais le regard porté sur Cécile Bourgeon et c’est bien cette impasse, l’impossibilité de « retrouver Fiona » qui rend in fine le crime impardonnable.

« Retrouver Fiona » a été impossible dans la réalité. La littérature pouvait-elle le faire ? Je n’ai pas écrit « que » sur l’affaire Fiona, j’ai essayé de retrouver les faits, j’ai essayé de retrouver les vérités derrière les mensonges, retrouver l’enfance dans l’enfant, retrouver les oublis, retrouver ce qui n’a pas été raconté, ne pouvait l’être par les journalistes, les avocats, les juges. Retrouver Fiona, c’est retrouver tout ce qui a amené à sa mort ; c’est l’objet de l’enquête. Retrouver Fiona c’est montrer aussi qu’elle appartient à une légion d’enfants, les enfants maltraités. On retrouve Fiona au milieu de cette foule d’enfants, et dans la pire situation, celle qui mène à la mort.

L’enquête littéraire n’est pas gratuite, elle ne flatte pas le lecteur, aucun lecteur, ni le voyeur, ni le vengeur, ni le pleureur ni celui qui recherche consolation. Ce livre est dur, parce qu’il révèle des vérités désagréables. L’affaire est ancienne mais ce qu’elle dit de la société est toujours présent.

Fiona est une enfant qui a vécu, ce n’est pas une « affaire », ce n’est pas qu’un fait-divers, mettre son prénom dans le titre c’est une évidence, elle n’est pas un prétexte à écrire. Tellement de livres portent le nom de gens puissants et connus qui finissent tragiquement et l’on ne trouve jamais cela « racoleur », parce que c’est une petite fille clermontoise, cela le devrait-il ? Sa vie a autant d’importance, et ce qui lui est arrivé dit quelque chose de notre société.

La vie de Fiona, est plus qu’une tragédie, c’est la preuve d’un charnier d’enfances dévastées. Oui, mon titre fait mal car ce qui est détestable, c’est sa disparition, ce qui est insupportable ce sont les mensonges qu’on raconte sur la violence. Ce qui est détestable, c’est la réalité derrière les mots, pas mes mots.

Pourquoi un « je » dans le récit d’un fait-divers ?

L’on se défie parfois de l’écriture de soi. On accuse les uns de nombrilisme, on méprise les petites histoires souvent quand ce sont celles de petites gens ou pire encore de petites bonnes femmes. L’on confond le « je » des témoignages de magazine et celui des œuvres de littérature. Il y aurait les Grands, les Nobles, les Purs écrivains qui n’ont pas de nombril et les autres.

La véritable écriture de soi n’est pas le simple déroulé d’un passé (mélo)dramatique comme on l’entend souvent mais une quête difficile dans ses mensonges, dans la fiction que l’on a de soi, une quête rigoureuse et douloureuse contre soi et surtout contre la consolation. La véritable écriture de soi est tournée vers les autres, l’expérience d’écriture vient chercher un rapport au monde nécessairement critique. J’ai appris à écrire contre moi parce qu’il est présomptueux (et dangereux) de croire que tout est clair en soi.

Je reconnais qu’il y a un « je » qui ne m’intéresse pas, celui qui plaide une vision binaire du monde. Ce « je » poseur et pleureur fait triomphe et spectacle de sa vie : autoportrait glorieux du résilient sanctifié. Celui que je recherche de toutes mes forces, c’est un « je » aux yeux secs, instable, qui part en quête, sauvage, qui poursuit la littérature.

Mon « je » est inquiet, multiple, il désire le roman. Comment raconter cette histoire en faisant semblant que je ne suis pas pas clermontoise, que je n’ai pas vécu des événements proches, que mon attention sur cette affaire a révélé mes propres zones d’ombre ? Aurait-il fallu que je mente sur mon geste d’écriture, que je m’invente un statut objectif et que je surplombe le faits-divers comme une sainte créature ? Aurait-il fallu que je sois une tricheuse encore et encore pour me donner plus de noblesse que je n’en possède ?

En glorifiant les survivants, on accuse les morts ; en sanctifiant les « résilients » on méprise ceux qui souffrent encore. La bonne santé insulte toujours le malade, pas la peine d’en faire un mérite.

Comment a été écrit ce livre ?

J’ai commencé une première version à l’automne 2013, le fait-divers était en arrière-plan d’une autre intrigue, le texte s’appelait : On ne soupçonne jamais les papillons. Cela fait référence à un épisode des Simpsons (Saison 6- Ep 22) où Bart imagine les pires méfaits qu’il pourrait commettre sans être découvert en se déguisant en papillon. « No one ever suspect a butterfly. » Dans mon dossier « papillons », J’ai accumulé des articles, des liens internet, des vidéos sans vraiment savoir ce que j’en ferai. J’ai poursuivi l’écriture et le titre a encore changé. Innocences présumées. Jusqu’au premier procès en 2016 qui a réveillé mon intérêt et clairement dégagé une ligne du texte : me concentrer sur le fait-divers et abandonner les intrigues parallèles.

En 2017, je sais que j’écris sur cette affaire mais je veux rendre l’impact du fait à Clermont-Ferrand, c’est un texte foisonnant à plusieurs voix mais pas facile à lire. Puis nouveau procès. La forme se cherche toujours, j’écris de manière chronologique et au verdict de 2018, j’ai fini mon livre…mais le jugement est cassé. Il faut alors tout revoir, et attendre le prochain procès qui a lieu en 2020.

Entre temps, je fais et défais le texte, je l’allège des voix chorales qui perdent la lecture. Il reste une densité : celle des procès, de tous les détails saisis sur le vif et dont je n’arrive pas me défaire, par loyauté et amour du détail. Loyauté envers le réel et loyauté envers les gens que j’ai pu observer et écouter. Dans le même temps, je mène l’enquête sur mon passé, sur des événements que j’ai refoulés et je fais des demandes de documents administratifs concernant mon enfance, ce que j’apprends me sidère et modifie encore mon regard sur le livre. Je me dois d’être honnête dans l’enquête et travailler le texte. Il faut (encore) refaire.

Je lis et relis aussi beaucoup durant ces années : Robert Diard, Carrère, Capote, Jaenada, Jablonka, Aubenas, Frain, Seurat, Bégaudeau, Giono, Tran Huy, Rivière, Fassin mais aussi des récits de faits-divers, on me fait découvrir l’émission Affaires sensibles, et les documentaires LSD, Les Pieds sur terre. Je vais sur des forums, des sites d’enquêtes depuis ceux qui cherchent des fantômes jusqu’aux plus glauques sur la recherche de cadavres. Je revois des films comme Douze hommes en colère, Les Diaboliques, je me délecte du film Le traître ou Enquête sur un scandale d’État.

Durant le procès de 2020, j’écris à flux tendu juste après les audiences, c’est grisant, je me lie avec des avocats et partage mes analyses. C’est après cela que le titre change de manière définitive, ce sera Retrouver Fiona. C’est l’impasse juridique, policière et littéraire. Il n’y a pas de meilleur titre possible pour ce livre, il est le geste d’écriture, retrouver Fiona, par la reconstitution des faits, par celle de ses derniers jours et même de sa dernière nuit.

Pourtant ce n’est pas fini, j ‘ai du mal à trouver la forme juste, cela devient une obsession. Entre 2020 et janvier 2023 (envoie des dernières épreuves) il faudra faire et refaire le livre au gré des lectures de mes éditeurs, de mes amis, de mes proches jusqu’à le remonter entièrement fin août 2022.

C’est un livre que j’écris depuis neuf ans, au fur et à mesure que j’élucide, je découvre de nouvelles énigmes ; au fur et à mesure que l’intime se dévoile, que les arcanes de la violence se révèlent, de nouveaux mystères apparaissent qu’il faut alors éclairer.

Retrouver Fiona clôt un cycle sur la violence après Impasse Verlaine et Le Doigt mes deux premiers romans publiés en 2019 et en 2021.

Écrire sur la violence n’est-ce pas l’excuser ?

Non.

L’écriture du réel est radicale, elle apparaît toujours douloureuse parce qu’elle révèle les fables sociales, les obscurités des êtres. Je suis une écrivaine résolument radicale : je m’intéresse aux racines des faits quels qu’ils soient. On pense souvent que la violence n’a qu’une cause. Cette cause s’appellerait le/la coupable. Il suffirait de mettre en cage ou à mort le/la coupable et la violence serait éradiquée.

C’est faux. Oui, il y a des coupables, évidemment. Mais, le/la coupable est un agent (responsable ou non selon la loi) d’un faisceau de causes. Il ne s’agit donc pas d’excuser ou comme on l’entend dans les commentaires superficiels, de « chercher des excuses » ; il s’agit de déplier une réalité, de la déplier méticuleusement, de la déplier dans toutes ses causes possibles, élargir le champ de vision, éviter le zoom (assassin) des injustes et voir ce qui a agi en soi malgré soi.

Comment arrêter la violence si on ne la saisit pas dans sa complexité ? Comment empêcher un effet si on ne saisit pas les causes ? Comment éventuellement dépasser la violence, la sublimer, la transformer si l’on veut nier les causes pour se contenter de jouir à invectiver son agent ?

Considérer le crime comme extraordinaire ne mène à rien, dénigrer pour dénigrer créé une écume haineuse et confuse qui ne mène à rien, se sentir supérieur au mal et au malheur conforte et console mais ne dit pas la vérité de la nature humaine. C’est a minima ce que j’ai appris de L’affaire Fiona. J’ai essayé d’écrire les êtres et leur malheur dans une égale dignité.

Peut-on rendre justice avec un livre ?

Avoir envie de violence face à la violence n’est pas anormal, c’est la loi du talion en soi, mais cette résolution est à somme nulle. La loi du talion, ce n’est pas la justice, c’est la vengeance. Dans une époque où les impunités sont de plus en plus visibles, la vengeance apparaît comme le seul recours de justice terrestre. Souvent, le désir de lynchage puise ses racines dans le sentiment d’impunité et d’insécurité face au mal commis.

L’art peut aider à rendre justice autrement, mais à quoi, à qui ?

On écrit pour les vivants. Il est impossible de réécrire l’histoire dans le réel. Je sais que l’on pense pouvoir agir avec des livres. Je ne le crois pas stricto sensu. L’écriture littéraire ne veut pas sauver mais l’on peut utiliser la littérature comme une force de vie. La littérature se désire elle-même et c’est une bonne chose. Je crois que l’on peut se délester de poids inutiles, que l’on peut trouver une voie d’apaisement par la pensée et aussi la beauté. Le bien que me fait le beau est doux comme l’amour que je n’ai pas reçu. Je vivais déjà cela dans mon adolescence quand je lisais Crime et Châtiments.

Ce que l’on peut apprendre de la mort c’est bien qu’il n’y a pas d’alternative à la vie, qu’il faut cesser de perdre son temps à se consoler de vivre, cesser de désirer passer le temps alors que nous sommes mortels. Aimer la vie. La protéger. La justice qui est rendue c’est celle dont parle Pierre Michon : rendre justice par le récit aux vies des minuscules, ou celle encore plus radicale évoquée par Annie Ernaux : venger sa race. « C’est long une nuit à assassiner. » écrit Vallès dans l’Enfant. Le temps de l’enfance pris dans la violence s’étend, il est sans fin pour la créature qui le subit.

Ma race, ma vengeance écrivaine si elle existe, c’est sans nul doute celle des enfances dévastées.

Je crois que j’ai tout fait pour écrire avec justesse, reste toujours l’inquiétude de ne pas avoir réussi partout. On ne peut racheter le passé, sauver ce qui a été détruit pourtant je me suis rendu compte que l’écriture (du réel) peut espérer destituer le mal de son pouvoir. On ne peut vaincre le mal qu’en soi.

Et Fiona ?

J’ai tenté de lui écrire ce livre comme un tombeau poétique. Le lecteur trouvera à se recueillir pour elle s’il le désire. La littérature s’oppose à la mort mais ne peut la rédimer. Fiona n’a pas survécu à son enfance, c’est injuste et insoutenable à jamais.

dalie Farah