Si « nous » aimons notre peur, le terroriste se sentira aimé.

Si « nous » aimons notre peur, le terroriste se sentira aimé.

Si « nous » aimons notre peur, le terroriste se sentira aimé.

Si « nous » aimons notre peur, le terroriste se sentira aimé.

Je suis sidérée de ce que je lis ici et là, sidérée de la bêtise et de l’ignorance, sidérée des mensonges factuels et des manipulations affectives, sidérée de l’amour passionné que les foules et les pouvoirs peuvent consacrer à la peur pour construire des logiques de destruction de la vie et de fabrique du terrorisme. Les voilà à regarder le monde dans une instantanéité démente, dans une contemporanéité affolée. Voilà les forces totalement sourdes et aveugles qui se mettent à frapper en tous sens quand les langues assoiffées de sang les y encouragent. Pour éradiquer la violence, il faudrait la commettre, pour empêcher la terreur, il faudrait la nourrir. Qui peut décemment prédire l’innocuité d’une créature humaine ? Qui peut prédire les fous de demain sans regarder ceux que nous fabriquons jour après jour ?

Bien sûr il est naturel que l’horreur effraie, évident que la violence fasse peur, que le surgissement du mal cristallise des angoisses et des terreurs légitimes. Pourtant.

Ne savons-nous pas sous quelle ère nous vivons ? Nous ne connaissons pas les racines de nos maux ? Vraiment nous ne savons pas comment l’homme devient violent ?

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » écrit Hugo. La violence n’est pas un mystère.

Adam connut Eve, sa femme; elle conçut, et enfanta Caïn et elle dit: J'ai formé un homme avec l'aide de l'Éternel.
Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur.
Au bout de quelque temps, Caïn fit à l'Éternel une offrande des fruits de la terre; et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L'Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande;
 mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande.
 (Genèse 4:1-5, Louis Segond)

Caïn tuera Abel. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. » Ce vers de Victor Hugo a marqué mon adolescence. Je me demandais pourquoi Dieu avait préféré l’offrande d’Abel. Pourquoi il avait élevé l’un au détriment de l’autre. Il prévient Caïn, le prévient contre sa jalousie. Ce premier meurtre consacre la culpabilité sur le seul Caïn, pourtant à quatorze ans, j’étais consciente que dans l’histoire la préférence de Dieu était une des causes du meurtre, que le test de jalousie, la préférence de l’agneau aux fruits de la terre était un test criminogène. La fraternité n’a pas empêché le meurtre, elle l’a permise, elle l’a attisée. La proximité est un exhausteur de violence. Caïn ne s’est pas senti aimé de Dieu, Abel l’a ignoré, Abel n’est pas allé voir Caïn, Abel a estimé l’injuste préférence de Dieu comme une juste rétribution, une juste domination ; Caïn n’a pas parlé à Abel, n’a pas essayé de plaider, il a désiré sacrifier son frère, désiré consacrer sa propre humiliation et en faire son étendard. Dieu, transcendance toute puissante, n’a pas tenté de justifier sa préférence et a ordonné la malédiction de la descendance de Caïn qui a péri dans le déluge. La violence, elle, survivra à la fois preuve d’humanité et d’inhumanité.


Plus de détails

Peter Paul Rubens – Cain slaying Abel (Courtauld Institute)

Un monde sans violence est impossible mais un monde moins violent l’est toujours. Nul mystère à la dangerosité de l’homme. Nul mystère des conditions du passage à l’acte de violence. Elles sont connues. Nul mystère des impossibilités pour les victimes de s’échapper et de se protéger d’avoir de l’aide. Les filles, les mères, les sœurs, les enfants, les peuples, les classes sociales sous le joug des violences le savent bien. C’est documenté par les journalistes, par les sociologues, par les romanciers, les magistrats, les associations, les travailleurs sociaux, les ONG, par tous ceux qui pensent et agissent depuis le réel. Il serait alors si difficile de distinguer un gouvernement d’un peuple, une religion de ses fanatiques ? Si difficile de distinguer un système économique et ses victimes ? Je ne crois pas.

Ne nions pas nos complicités parfois passives, d’autres fois impuissantes, mais tout de même va-t-on continuer à être stupide à obéir au terroriste et au fasciste qui d’une même voix orchestrent la musique et nous font danser des farandoles apeurées ?

La danse macabre est une forme d’art populaire qui nous vient du Moyen-âge, elle évoque les inquiétudes des temps de crise ; l’on voit danser les morts et les vivants ensemble, la Mort vient faucher les faibles comme les puissants, toutes les vanités sociales disparaissent, nul n’est au-dessus de sa loi. La multiplication de ces représentations culmine en temps de guerre, en temps de famine. Le mal qui tue est un avant-goût d’apocalypse, cela fait peur et les danses macabres tentent de conjurer la peur par l’acceptation du mal possible.

En 2023, il ne faudrait pas conjurer mais participer en faisant semblant que la violence est un mystère. Bien sûr, il restera toujours une part opaque à la pulsion de mort de celui qui surgit pour tuer, mais la plupart des violences s’expliquent et se combattent. Les explications sont refusées.

Nul mystère à ce refus d’explication, nul mystère au refus de la pensée : la pensée forcerait à l’action, la véritable, celle qui remettrait en cause la fabrique sociale, économique et (géo)politique de la violence.

Je viens de voir le film de Scorcese qui raconte comment des meurtres en série se sont organisés depuis l’appât du gain. Cette histoire des Indiens Osages déplie une logique de fabrique de la criminalité des plus évidentes.

Pour moi, d’abord, c’est l’enfance.

J’en suis à combien de textes à répéter que tout est dans l’enfance ? Combien de romans à déplier cet espace où toutes les violences s’abattent et fabriquent les individus ? Ou la possibilité de la bonté devient une licorne à cinq pattes. L’enfance, putain l’enfance ! On ne peut espérer un monde meilleur sans protection de l’enfance, on ne peut envisager une protection de l’enfance dans une société fondée sur le profit et la compétition, la conquête et la domination.  

Un enfant sur deux est victime de violences dans le monde.
Un enfant sur deux. Un enfant sur deux. Un enfant sur deux.
Pour certaines enclaves, certains pays, c’est un enfant sur un.

On se fout des enfants qui grandissent mal, on se fout de la parentalité impossible, on ne cherche pas à aider cette parentalité, on ne veut pas considérer que l’enfance est un sanctuaire de vie, on vient après, on regarde le saccage, on regarde les tombes – quand il y a en a- on s’énerve au comptoir, on pleure sur le canapé, on met des posts sur les réseaux, et on répète ce mantra de crétin du bocal : faut pas expliquer, sinon …Sinon quoi ? Sinon on risque de devoir s’atteler à la tâche ? Sinon, on serait obligé de reconnaître l’impéritie des pouvoirs publics qui sont exsangues des politiques comptables et assassines ? Ils manquent de tout : éducateur spécialisé, juge pour enfant, structure d’accueil. On manque de tout pour protéger les enfants du mal qu’on leur fait et on vient là essayer de brandir des symboles quand ils ont mal tourné. Et pas la peine de me dire qu’on ne les sauvera pas tous, je le sais, et cela n’enlève rien au fait qu’il faut essayer de le faire.

Violences sur Enfants : Rapport UNESCO – La Ligue des Droits de l’Homme à La Réunion (ldh-france.org)

On se fout de tout ce qui pourrait réduire la violence et on hurle hurle hurle lorsqu’elle est commise. On cherche à la prédire à partir des symboles comme si elle était symbolique. La violence est de chair et de sang. On se fout de l’enfance, on regarde les sondages d’opinion, on se fout de l’enfance, on regarde les perspectives d’assoir le pouvoir, de faire la guerre en se bouffant les uns, les autres. Je déteste le pouvoir, sous toutes ses formes, je n’ai connu aucun pouvoir qui n’abuse de lui-même, je déteste le pouvoir car il est l’impuissance même, il est la violence même, il est la main qui fabrique le mal d’une main pour essayer de le soigner de l’autre.

Qui se souvient par exemple de ces enfants des camps de Syrie que la France a mis plusieurs années à rapatrier, ses enfants privés d’eau potable, de sécurité affective, d’ancrage social, de protection ? Quels adultes vont-ils devenir ? La France a été le seul pays à œuvrer de cette manière, à prétexter des difficultés logistiques quand elles n’étaient qu’électorales ?

Children gather outside their tents, at al-Hol camp, which houses families of members of the Islamic State group, in Hasakeh province, Syria, Saturday, May 1, 2021. It has been more than two years that some 27,000 children have been left to languish in al-Hol camp, which houses families of IS members. Most of them not yet teenagers, they are spending their childhood in a limbo of miserable conditions with no schools, no place to play or develop and seemingly no international interest in resolving their situation. (AP Photo/Baderkhan Ahmad)
« Les enfants des camps syriens sont des victimes que la France abandonne en leur faisant payer le choix de leurs parents » (lemonde.fr)

Les voilà tous à dire « nous »,  nous qui ? Nous quoi ? De qui parlons-nous ?

Ces dernières semaines j’ai été sommée de dire à quel « nous » j’appartenais. J’ai été sommée de me prononcer sur la nature de mon « nous ». Sommée de signifier mon allégeance explicite aux forces du bien, c’est-à-dire celles qui n’apparaissaient pas évidentes compte tenu de mon apparence et de ma généalogie historique. Parce qu’il faut choisir ses morts présents en reniement et/ou défense de ceux du passé. Cela m’a rendue malade. Je suis écrivaine ET professeure de littérature et de philosophie, je ne suis pas la République, je ne suis pas une cible, je ne veux pas le devenir, je suis de chair et de sang, je ne veux pas mourir pour des symboles, je veux défendre des droits, je veux défendre des conditions de vie, des conditions d’existence, de travail, je veux lutter contre l’injustice. Oui, je sers, de facto, et avec conviction, une République, mais je ne suis pas elle. Je refuse cette posture de martyre potentielle mégalomaniaque, je suis de chair et de sang comme toute créature humaine.

« Nous », première personne du pluriel. Le « nous » peut être d’autorité quand une autorité inclut le groupe qu’elle représente, il peut aussi être de « modestie » dans une préface lorsque le locuteur n’ose employer le « je ». Le dictionnaire de l’Académie française explique : « Nous est employé par la personne qui parle, qui écrit, qui pense, pour se désigner elle-même, associée à une ou plusieurs personnes… »

Par exemple  et c’est moi qui choisit cet exemple : « Nous allons manger une tarte aux pommes car c’est la saison des pommes. »

Je comprends le « nous »  qui s’associe pour manger une tarte, je comprends le « nous » dans le rapport de force, je comprends le « nous » de la lutte, je comprends le « nous » de la revendication sociale, je comprends le « nous » de la solidarité, celui de la justice mais ce n’est pas celui qui est scandé comme un totem haineux, un totem d’inhumanité, un totem imbécile et creux et surtout un totem irresponsable et assassin.

En disant « nous » de cette manière, on choisit d’aimer sa peur et de rendre hommage au terroriste en acceptant la terreur qu’il a voulu offrir. La peur assoit le pouvoir et la haine, le mépris ; la peur adossée à son amie la colère devient la vengeance, elle abjure l’état de droit, elle se transforme en « nous » pratique alors pour dénigrer des opposants politiques et les mettre en prison, voire pire.

Ce « nous » réclame la peine de mort pour des milliers d’innocents en espérant tuer/punir un coupable ;  ce « nous » réclame la justice quand il se repaît de sa vengeance et conforte l’injustice de son pouvoir, ce « nous » est une abstraction mensongère, ce « nous » est un piège dans lequel nous nous jetons ; je déteste l’inexactitude, je déteste la fausseté des logiques de camps, comme si vraiment, vraiment l’enfant qui vagit avait un camp, comme si le bébé enduit de liquide amniotique ne hurlait pas de l’air qui pénètre ses poumons mais d’un « nous » qu’il aurait saisi au vol en échappant à sa nature aquatique.

Le « nous » se fabrique. Je suis lasse de ces « nous » qui enferment, qui colonisent, qui méprisent, qui soumettent, qui violentent ; lasse de ces « nous » enrobés d’éloquence et imprégnés de violence rationnelle, lasse de ces « nous »artificiels, qui  n’ont d’autre objet que l’amour de l’exclusion, l’amour de la peur, l’amour de la violence.

Soit il n’y a pas de « nous » soit il n’y en a qu’un seul.

Il faudrait avoir le courage de la république réelle, ne pas préférer qu’elle soit symbolique pour empêcher les êtres de pouvoir de l’instrumentaliser à des fins personnelles et imbéciles.

Le seul « nous » possible en 2023, pour une créature responsable et pacifique, est un  « nous » bâtisseur, un « nous » solidaire, un « nous » juste, un « nous » réel et simple qui pourrait s’associer pour partager – par exemple-  une tarte aux pommes avant de reprendre le combat pour la solidarité, la justice et la paix.

dalie Farah