S’il vous plaît…fabrique moi un ennemi.

S’il vous plaît…fabrique moi un ennemi.

S’il vous plaît…fabrique moi un ennemi.

Vous imaginez ma surprise, alors que je faisais mon footing, une drôle de petite voix m’a arrêtée. Elle disait :
– S’il vous plaît… fabrique moi un ennemi !
– Hein !
– Fabrique moi un ennemi…
J’ai perdu un peu mes moyens comme si on m’avait fait un croche-patte. J’ai bien regardé. Et j’ai vu un petit bonhomme tout à fait ordinaire qui me considérait gravement. Je regardai cette apparition un peu incrédule. N’oubliez pas que je me trouvais à 5 h30 du matin dans les rues de Clermont. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni clermontois, ni sorti de boite de nuit, ni en jogging, ni mort de peur. Il n’avait en rien l’apparence d’un enfant perdu au milieu d’une ville inconnue, à des kilomètres de tout pays en guerre. Quand je réussis enfin à parler, je lui dis:
– Mais… qu’est-ce que tu fais là ?
Et il me répéta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse :
– S’il vous plaît… fabrique moi un ennemi…
Quand la voix d’un enfant surgit comme ça dans la pénombre, on n’ose pas désobéir, ni même argumenter ; alors aussi dingue que cela puisse paraître, j’ai voulu aider ce bonhomme. Je lui ai dit que ce n’était pas trop mon métier, et que je n’étais pas sûr de faire ça, que j’étais même très nulle en bricolage. Il me répondit :
– Ça ne fait rien. Fabrique-moi un ennemi.
Comme je n’avais jamais fabriqué d’ennemi, je lui ai proposé de me dire ce qui lui nuisait vraiment dans son quotidien. Et je fus stupéfaite d’entendre le petit bonhomme me répondre :
– Non! Non! Je ne veux pas, je voudrais juste un ennemi pour pouvoir en parler, un ennemi qui pourrait m’aider, un ennemi qui pourrait me faire oublier mon quotidien. Fabrique-moi un ennemi…
Il avait les larmes aux yeux, désemparé et en colère, je n’ai pas su quoi faire, je voulais repartir courir et je lui ai suggéré de trouver quelqu’un d’autre parce que moi ce qui m’intéresse c’est le réel, ce qui fait vraiment du mal aux gens, ce qui pourrit vraiment leur vie. Il s’est jeté par terre, et il a pleuré.
Alors j’ai réfléchi. Je lui ai proposé le réchauffement climatique, je ne me sentais pas de lui parler de la finance ; ce n’est qu’un enfant, je n’allais pas l’écraser d’un poids impossible, il était déjà au sol.
Il a levé les yeux sur moi, puis :
– Non! J’ai froid, on est en automne, cherches-en un autre.
Je réfléchis encore. Quel ennemi je pouvais bien fabriquer pour ce gamin bizarre et l’apaiser, l’occuper. Un ennemi qui lui cacherait son quotidien et lui offrirait un doudou pour s’endormir la nuit et rêver ses journées, qui lui ferait plein d’amis.
– Que penses-tu du féminisme ?
Le petit sourit gentiment, avec indulgence :
– Oh oui j’aime bien… mais il ne sera pas à moi tout seul, j’en veux un nouveau que tout le monde partagera avec moi, et dira que je suis le premier à avoir eu l’idée, je voudrais un ennemi nouveau…
Alors là, j’étais pas bien, un ennemi nouveau ? Mais ce n’est pas possible, les ennemis sont toujours les mêmes on les fabrique toujours de la même façon : mon ennemi est celui qui nuit à mes fantasmes propres. Celui qui nuit vraiment, nuit à mes intérêts, dans ce cas-là on parle d’adversaire. Les ennemis ça n’existe pas tant que ça. Il a froncé les sourcils ; oui, j’étais trop abstraite pour lui et il tenait à son idée. J’ai essayé de lui expliquer par exemple que le code du travail dans sa réforme affaiblit les faibles et que -à ce titre- une réforme peut-être une sorte d’ennemie et ceux qui la défendent aussi. Mais cet ennemi fut refusé, comme les précédents :
– Celui-là est trop vieux. Je veux un ennemi qui vive longtemps, qui ait l’air toujours nouveau et qui ait l’air toujours important.
Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de reprendre mon footing et que ce gosse commençait un peu à m’agacer, je lui ai dit que je n’avais jamais eu d’ennemis et que la question était quand même un peu mal posée ; il a grimacé, j’ai cru qu’il allait pleurer de nouveau et j’avais pas envie de ça le matin de bonne heure, alors je lui ai dit :
– Écoute t’as qu’à imaginer une caisse avec un ennemi dedans.
Illico le gosse s’est relevé, m’a souri, s’est mis à taper dans ses mains, il était ravi.
– C’est tout à fait ça que je voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup de réalités pour écrire cet ennemi.
– Pourquoi ?
– Parce que je voudrais que tout le monde ait le même que moi. Je voudrais que tout le monde soit content d’avoir le même ennemi que moi.
– Non, tu n’auras pas besoin de réalités, choisis des mots qui ne veulent rien dire, ça marchera ; parle d’identité par exemple, tout le monde t’écoutera.
Il pencha la tête vers moi, je me demande s’il ne souriait pas un peu :
– Et moi alors, je serai ton ennemi ?
Je n’arrivais pas à lui répondre, j’ai fixé ses yeux noirs, son minois un peu triste et cette lumière sombre en lui. Il répéta.
– Et moi alors, je serai ton ennemi ?
– Il est probable que bientôt tu diras que je suis le tien.
Son visage rayonna, mais il insistait :
– Et moi alors, je serai ton ennemi ?
– Non, désolée, tu ne seras jamais mon ennemi, juste un petit adversaire.
Je suis repartie sans observer sa réaction ; j’ai couru le plus vite possible, peut-être que ce gosse m’avait émue ; je ne savais plus si j’avais bien fait ou pas, j’ai remonté la rue du 11 novembre, puis la rue des Gras, et je me suis trouvée au pied de la cathédrale ; je me suis sentie triste un instant, triste pour ce type sur la croix qui avait dit je n’ai qu’un commandement, ce commandement c’est l’amour. Il y a eu comme un petit vent, et la lumière du soleil un peu orangée, j’ai repris ma course, contourné la cathédrale, je suis passée devant la mairie de Clermont, les drapeaux étaient là dans la nuit, j’ai dévalé la rue du Port, les pavés me rassuraient, les battements calmes de mon cœur aussi ; et j’ai ri en courant, ri parce que, rien ni personne ne pourra réduire à néant le besoin d’aimer et d’être aimé.

dalie Farah