Gens de Clermont IV- L’amour ne suffit pas

Texte à dire

Grâce à l’entregent de Karine Plassard, responsable de la mission Égalité des droits, j’ai rencontré Antoine Bouvet, Chef de projet Développement associatif et communication, qui recherchait des auteurs pour participer aux 70 ans de l’Anef 63, « association d’entraide contre les exclusions qui intervient dans les départements du Puy-de-
Dôme et de l’Allier et exerce des missions de protection de l’enfance et d’insertion par le logement. »
Au cours de notre conversation téléphonique, j’ai expliqué à Antoine qu’une présence d’apparat (même verbale !) n’était pas ce que je préférais dans mon métier, que l’association m’intéressait et que je désirais participer activement par ce que je sais faire : écrire. J’ai donc proposé d’intégrer ce qui se passe à l’Anef 63 dans ma série « Gens de Clermont ». L’idée était de recueillir des paroles auprès des bénéficiaires de l’Anef mais aussi
de ses travailleurs sociaux.
Le titre vient directement d’un thème de débat choisi par l’Anef pour ce jour anniversaire : L’amour ne suffit pas.
Très vite au cours du recueil, je comprends que l’angle doit être porté sur les travailleurs au moins autant que sur les bénéficiaires. Je suis absolument abasourdie de leur travail, abasourdie par l’ampleur et le périmètre d’action de l’Anef.

Dans un monde qui engendre la violence sociale, un système économique dont l’objectif est de renforcer les forts et faire croire aux faibles qu’ils ont le droit de tenter leur chance, le travail de ces hommes et de ces femmes ressemble à celui des Danaïdes : les voilà à combler des tonneaux qui n’ont pas de fond.


Au retour de mon recueil, je cherche l’historique de cette association, et je découvre que c’est Marguerite-Marie Michelin, rescapée de Ravensbrück qui en a eu l’idée car son expérience des camps lui a donné la plus grande manifestation d’entraide, notamment féminine.
Ainsi le texte à plusieurs voix, retrace l’histoire de cette association et en filigrane, cette notion d’entraide nécessaire pour partager le malheur des plus vulnérables. On entendra aussi les missions d’un travailleur social, le témoignage de personnes bénéficiaires des différents programmes.

L’amour suffit-il ? Il y a quelque chose entre la Philia et l’Agapê des Grecs dans les valeurs affichées de l’Anef. Comment cet amour est-il possible dans un monde sauvage qui rend la vie sauvage au plus grand nombre ? Est-ce une vanité ? Une manière pour la société de se déculpabiliser de ce qu’elle fabrique ?
Sans être exhaustive, il m’est apparu que c’est bien dans l’impossibilité de tout résoudre que réside la beauté de toutes ces personnes.

Elles savent qu’il y a quelque chose d’infini au malheur, mais elles y consacrent leur temps de vie, leur temps de travail, leur énergie. Ce ne sont pas des saints, mais des travailleurs, ce ne sont pas des héros, mais des femmes, des hommes qui doivent survivre de leurs malheurs, de leur isolement, de la violence, de la solitude, ce sont aussi des êtres qui tentent de rendre ce qu’ils ont reçus, d’équilibrer culpabilité douloureuses des lois (injustes) qu’ils font respecter et les valeurs qu’ils essaient de protéger malgré tout.
La proposition première est une forme de 30 minutes qui pourra ouvrir la plénière prévue le 27 avril 2023 à la Maison de la Culture. Elle sera lue par Fabrice Roumier, Béatrice Chatron, Constance Mathillon et moi-même. Julien Ladevie au chant et Manu Bigeard à la basse.


dalie

La forme finale sera restituée le 27 avril à la Maison de la Culture

Au commencement. CHORYPHEE-CONSTANCE/MMM = BEA

CHORYPHEE- De 1939 à 1945, a 80 km de Berlin, le IIIème Reich établit le camp de Ravensbrück, le seul camp de concentration réservé aux femmes. Des enfants aussi vivent dans ce camp. Des femmes survivent, d’autres meurent. 70 000 à 92 000 morts. On assassine des détenues communistes, les résistantes qu’elles soient polonaises, allemandes, françaises, et les femmes juives, Tziganes,  Roms. 

MARGUERITE-MARIE MICHELIN- J’ai vécu dans l’horreur une expérience humaine extraordinaire.
CHORYPHEE- Marguerite-Marie Michelin, c’est pas exactement une fille Michelin, c’est la bru, elle n’était pas seule, elle appartenait au réseau des équipières de France. 
MARGUERITE-MARIE MICHELIN- C’est un mot important pour moi. Les équipières s’entraident. On partageait tout, on s’occupait de nous entre nous. Femmes violentées, femmes enfermées, femmes exploitées. Je ne suis pas une petite nature, j’ai mon tempérament, je ne regrette pas d’avoir protégé cet aumônier résistant pendant la guerre. J’ai vécu ce que j’ai vécu. On m’a arrêtée le 7 juillet 44, la gardienne de prison au 92 m’a pris mon eau de Cologne. On avait toutes notre Saint-Nectaire en prison, la gardienne ne nous l’a pas pris. En prison, au départ, les autres filles me dégoûtent un peu, mes conventions ne me servent à rien, il y a les puces, il y a la faim, les odeurs, les ronflements des autres femmes et la peur partout autour. J’ai une chemise de nuit en crêpe de Chine et je suis en prison. La première nuit, je me dis que je ne pourrai pas rester une nuit de plus, on se dit toujours ça quand on vit l’exceptionnel et quand ça dure, on s’habitue, je me suis habituée ensuite à bien pire. Les hommes qui ne revenaient pas des interrogatoires, les paquets de chairs battues au nerf de bœufs, les filles aux cuisses et dos marbrés de coups, la hantise de la gestapo de Royat qui torture et assassine. On était quelques-unes à se ragaillardir la nuit. Un matin, on n’a pas trouvé Madame M. Madame Gé nous a dit entre ses sanglots qu’on l’avait emportée dans la nuit. C’est cette nuit-là que j’ai compris que la lâcheté et la cruauté pouvaient mettre  en défaite notre amour. Après la libération de Clermont, Mme Gé a été appelée à la fosse d’Aulnat pour identifier, elle a reconnu Mme M. Elle avait encore les pantoufles de la prison, celles que Lise lui avait faites. Mme M. n’a pas été fusillée, mais assommée, sa boite crânienne défoncée, son ventre ouvert, elle était enceinte et le corps mutilé.  Heureusement on ne savait pas. Et on a quitté la prison pour le camp. On a pris le train. J’avais ce foulard bleu sombre semé d’edelweiss. Il avait une petite bordure rouge vif. Et après, après, on a connu toutes sortes d’enfers. Il faut l’avoir vécu pour se rendre compte de tout le mal que les forts peuvent faire à ceux qui ne peuvent pas se défendre. 
CHORYPHEE-  On la désigne par ces trois lettres majuscules, Marguerite-Marie Michelin. M. M. M.  (…) Marguerite-Marie MICHELIN fut déportée du 7 juillet 1944 au 17 mai 1945. Dans le camps, on exploite le corps et le travail des femmes, on fait des expériences sur leur corps, elles sont mises en esclavage dans les mines de sel, l’industrie allemande de l’armement mais aussi dans l’entreprise Siemens voisine du camp. 132 000 femmes et enfants sont enfermés, quasiment tous  les enfants meurent de dénutrition. Marguerite-Marie MICHELIN survit. Elle revient. Elle revient vivante, elle quitte l’horreur.
MARGUERITE-MARIE MICHELIN -J’en ai rencontré des femmes, je me souviens presque de toutes, de toutes leurs histoires, de toutes leurs peines. J’avais mon missel et mes prières, c’est avec les femmes de Ravensbrück que j’ai découvert ce qu’est le vrai courage. Le courage c’est pas l’uniforme et l’arme à feu, c’est pas la guerre, le courage, c’est tenir, c’est s’enfuir, le courage c’est être à genoux et l’accepter, le courage, c’est garder sa dignité quand on l’a perdue, le courage c’est la main tendue, même quand on ne possède rien. Pour tenir on se consacrait les unes aux autres, sans espérance et dans le plus grand dénuement nous luttions pour survivre et on ne peut pas survivre seule. On se disputait pour un bout de savon, fallait surveiller ta robe et tes souliers, ta soupe. Lutter pour manger, se laver, aller au WC. Survivre. Le vrai courage est toujours un épuisement. Femmes tendues à l’extrême, on n’était pas des saintes, pas toutes des sœurs, couverte de la poussière noire de l’incinérateur, un troupeau sans visage.

CHORYPHEE-  Sa frénésie à aider existait avant l’expérience de Ravensbrück, mais elle a trouvé son sens après. C’est une affaire de femmes l’Anef à ses débuts, c’est la sororité avant l’heure. L’ANEF, Association Nationale d’Entraide Féminine est née en 1952. En 1976, on inclut les hommes.